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Elsa Flageul – Les mijaurées

“(…) il y a tant d’errances dans une vie, tant de chemins rebroussés, tant de routes abandonnées et d’autres prises presque par hasard, par accident dirait-on mais justement les accidents mes amis, les échappées, les embardées qui font virer de bord et prendre des chemins de traverse qui se révèlent être des routes, il y en a tant de moments d’égarement dans une vie qui ne sont pas des faiblesses non mais des respirations, des ponctuations.”

Les mijaurées fait l’effet d’un roman éclair qui transperce, en un peu plus de deux cents pages, une époque et le lien indéfectible qui relie Lucile et Clara. C’est à travers les yeux de cette dernière qu’Elsa Flageul explore les états d’âme d’une amitié, au rythme des phénomènes sociétaux qui ont marqué la France. Il y a dans son écriture quelque chose à la fois de survolté et de rationnel, de léger et de tragique qui transparaît au fil des réflexions de Clara, partagée entre constat, rejet et acceptation d’un milieu social et des aléas de la vie.

“Je tombe en amitié pour Lucile comme on tombe amoureux, sans compter les points, sans savoir pourquoi, sans réfléchir, je tombe en amitié pour Lucile à contretemps, en retard (…) Lucile est formidable mais enfin c’est une évidence, comment ai-je pu ne pas m’en apercevoir ?”

Rien ne laissait présager une amitié sincère et durable entre Clara et Lucile, sauf peut-être la persévérance de cette dernière. Pendant un certain temps, les préjugés et les rumeurs avaient tenu Clara loin de Lucile, enfin autant que possible. Car par opposition, rien ne semblait entamer les convictions de Lucile à l’égard de Clara.

Issues d’un quartier favorisée, élèves d’un établissement privée élitiste, elles se sentent en décalage avec ce milieu dont elles se déchargent tant qu’elles peuvent. Mais à trop vouloir s’en défendre elles s’en montrent parfois les “dignes représentantes”. Pas assez bien pour les uns, trop bien pour les autres, le reflet qu’on leur renvoi ne semble jamais être le bon. Statut social et mode de vie ne vont pas toujours de pair mais il est difficile de les renier en bloc alors qu’ils font partie d’elles depuis toujours. Et Clara commence à s’en rendre compte.

“(…) j’avais quitté la cuisine sans demander mon reste, réalisant soudain que Lucile et moi étions différentes certes, mais extrêmement privilégiées. Et j’ai eu honte oui de cracher ainsi dans la soupe comme tous les autres, comme tous ces cons que je méprisais, finalement, nous étions comme eux. Stupeur : les salauds, ils nous avaient eues.”

Clara et Lucile avancent dans la vie enveloppées par la bulle protectrice de leur amitié mais se cognent parfois à la réalité. Elles sont persuadées de défendre les “bonnes causes” et tout ce qui peut leur arriver a ce côté à la fois vital, définitif et un peu irréel. Elles abordent les problèmes de société dans un mélange d’insouciance et de lucidité. Elles s’en imprègnent émotionnellement : de manière forte mais fugitive. Et pourtant au moment où les choses arrivent, cela leur semble primordial et impacte leur existence, qu’elles le veuillent ou non.

“Le mot “crise” est de toutes les conversations, de toutes les analyses, il est devenu un mot fourre-tout vorace et facile, qui avale tout, chômage, insécurité, colère, désespoir. Le monde qui me semblait auparavant si complexe, comme il l’est pour les enfants qui ont la sensation qu’ils ne seront jamais des adultes, devient de plus en plus clair à mesure que je grandis : tout est à cause de la crise, au moins on est tranquille de ce côté-là. À dire vrai, ni Lucile ni moi ne savons réellement ce que le mot “crise” signifie, il est dans toutes les bouches depuis si longtemps que nous l’avons intégré, digéré, accepté. La crise, c’est nous.”

On ne les prend pas toujours au sérieux mais ça les rassure en quelque sorte car elles-même cherchent à conserver le “bénéfice du doute” lié a l’adolescence. Elles évitent de trop se projeter dans un avenir amoureux comme professionnel. Il n’est pas encore temps des responsabilités et des engagements : garçons, maladie, échec, réussite, tout est enveloppé dans un voile de légèreté dont elles se dépareront bien assez tôt en devenant adulte. Car avec le temps c’est de face et non plus de biais qu’elles vont devoir affronter le monde et ses turpitudes, quitte à mettre leur amitié à l’épreuve.

Dans une écriture vive et prenante, Elsa Flageul survole plus de quinze ans d’une amitié tantôt fusionnelle, tantôt fissurée, mais tenace. À travers le thème de l’adolescence et de l’amitié, elle confronte ces personnages à leur propres contradictions, leurs doutes et leurs convictions, pour les amener à trouver, progressivement, une place dans la société.

Les mijaurées - Elsa Flageul

éd. Julliard, 2016
228 pages

Pauline

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Chroniqueuse

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