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Francesca Melandri – Eva dort

“Eva dort” est, au fil de l’histoire, une question, un mensonge puis un constat… De la question (et de la réponse que donne sa mère), Eva tire la conclusion que “ne pas dormir, c’est le salut”. Du mensonge, elle ne sait rien. Du constat, son sommeil le prouve.

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Petit point historique utile si vous n’avez jamais entendu parler du Haut-Adige ou Tyrol du Sud qui est aujourd’hui une province italienne autonome. Limitrophe de l’Autriche (d’où elle est originaire), officiellement bilingue (voire trilingue dans certaines vallées), elle abrite une population italienne, germanophone et ladine qui cohabite dans un relatif pacifisme depuis que l’Autriche et l’Italie ont signé certains accords en 1972 puis 1992. Cela après plusieurs décennies de conflits opposant Tyroliens du Sud et habitants du Haut-Adige.

Tout commence par la cession du Tyrol du Sud (alors autrichienne) à l’Italie en 1919, à la suite de la première Guerre mondiale. Entre 1922 et 1943, Mussolini mène une “politique d’italianisation” qui divise la population germanophone et favorise la migration italienne dans la région. Le nationalisme – fasciste sous Mussolini puis nazie sous l’occupation allemande entre 1943 et 1945 – exacerbe les ressentiments entre les différentes communautés linguistiques. Les tensions se cristallisent autour d’actes terroristes, de l’après-guerre jusqu’aux années soixante-dix. Source*

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Quant à la petite histoire, inextricablement entremêlée à la grande, la voici :

Hermann Huber a tout perdu à la fin de la guerre en 1919, ses parents et sa “terre patrie”, l’Autriche. Depuis, il a comme un goût amer dans la bouche et un voile devant les yeux, son cœur est devenu de pierre et ses pensées se sont obscurcis. C’est l’esprit entravé par l’humiliation et les ressentiments qu’il est devenu adulte et a fait des choix disons… discutables. Des choix dont les conséquences se sont répercutées sur plusieurs générations et ont influencé bien des destins.

“Depuis un an, Gerda était une Matratze.
Les Matratze étaient les non-aimées. C’étaient les orphelines, les bâtardes, les seules. Gerda n’était ni une orpheline ni une bâtarde. C’était une Matratze parce que son père, Hermann, l’avait laissée partir.”

Gerda, devenue mère trop tôt, a élevé sa fille, Eva, tant bien que mal, tout en s’élevant au rang de chef cuisinière dans un grand hôtel de Merano. Eva n’a jamais eu de père. Vito, sous-officier des carabiniers mobilisés dans le Haut-Adige, aurait pu l’être, son père. Il l’a été pour elle pendant un temps, mais il a disparu de sa vie trop brusquement, quand il est reparti vivre en Calabre. Elle n’en n’a plus jamais entendu parler jusqu’à cet appel téléphonique, une trentaine d’années après.

C’est pour aller le voir qu’Eva traverse l’Italie en train. Mille trois cent quatre vingt dix-sept kilomètres du Nord au Sud, le temps de voir défiler une fresque du paysage italien et de faire remonter bien des souvenirs de jeunesse. C’est l’occasion, aussi, de revenir sur les revendications identitaires qui ont agité sa terre natale et divisé les membres de sa famille. Si à l’époque, elle était trop jeune pour comprendre le conflit armé entre indépendantistes et carabiniers, Eva en connaît aujourd’hui les tenants et les aboutissants. Et quand il est question de son appartenance identitaire, elle répond inlassablement :

“Mon passeport est italien, ma langue c’est l’allemand, ma terre c’est la partie sud du Tyrol dont les autres parties, le Tyrol du Nord et de l’Est, sont pourtant en Autriche. Nous l’appelons Tyrol du Sud, mais en italien on dit Haut-Adige, puisque la différence dépend toujours du côté où on la regarde : d’en haut ou d’en bas.”

En parallèle de ce long voyage, c’est donc toute l’histoire de Gerda et du Tyrol du Sud/Haut-Adige qui nous est raconté. Les kilomètres parcourus par Eva alternent ainsi avec les années qui ont marqué sa famille et sa région, de 1919 à aujourd’hui.

Eva dort est le premier roman de Francesca Melandri. Elle y dresse le portrait d’une région et d’une famille aussi divisées l’une que l’autre. Si elle s’est permise de faire quelques entorses chronologiques sur certains points pour mieux servir la narration, ce roman n’en reste pas moins fidèle aux évènements historiques qui ont pesé sur l’avenir du Tyrol du Sud/Haut Adige et de ses habitants. Francesca Melandri y a vécu pendant plusieurs années et a fait de nombreuses recherches, c’est donc en connaissance de cause qu’elle s’est penchée sur l’histoire de cette région, méconnue au-delà des frontières provinciales.

“- La plupart des habitants du Haut-Adige de langue italienne pensent que vous autres, Tyroliens du Sud de langue allemande, vous êtes tous des nazis.
(…)
– La plupart des Tyroliens du Sud de langue allemande pensent que vous autres, habitants du haut-Adige de langue italienne, vous êtes tous des fascistes.
– Ils devraient s’allier et déclarer la guerre au reste du monde. Mais moi, je ne suis pas fasciste. Tu es nazie, toi ?
– Non.”

*Licia Bagini, « Haut-Adige/Tyrol du Sud. Avers et revers du plurilinguisme », Grande Europe n° 28, janvier 2011 – La Documentation française © DILA

Eva dort Francesca Melandriéd. Folio, 2013
445 pages
trad. Danièle Valin

Pauline

À propos Pauline

Chroniqueuse

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