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L’homme au grand-bi — Uwe Timm

« Oui, rouler sur le grand-bi, quel ennoblissement pour l’esprit, pour le cœur, pour la psyché tout entière ! Quand le vélocipédiste s’élance sur sa machine, quand, par une belle matinée de printemps, il voit défiler le paysage comme dans un kaléidoscope, alors son corps se dilate et il admire la splendeur de la création. »

 

En octobre, un drôle de livre jaune vif a débarqué dans nos librairies. Sur sa couverture, un olibrius équilibriste juché en haut d’un grand-bi défie l’apesanteur : mais qui est ce hipster vélocipédiste qui pédale à toute allure pour ne pas se casser la figure ? Impossible de ne pas remarquer sur les tables son titre intrigant ou l’incroyable couverture de Sophia Martineck. L’homme au grand-bi rapporte avec un brin d’insolence, un ton badin et un humour pince-sans-rire et malin les bouleversements provoqués par l’irruption d’un objet improbable et hautement technologique dans le quotidien tranquille d’une petite ville bavaroise de la Belle Époque. L’arrivée du grand-bi sert de prétexte à Uwe Timm pour peindre une société en pleine mutation, et se moquer des réactionnaires de tout poil, bourgeois, moralistes, patriarches et consorts. Non sans malice, il teinte d’ironie la sempiternelle opposition entre conservateurs et fervents défenseurs du progrès dans laquelle le vélo qui affranchit l’homme devient subversif quand la femme monte en selle.

Dans le petit théâtre de la placide Cobourg, le grand-bi agite une galerie de personnages atypiques qui évoque un jeu de sept familles. — Ce petit côté bande dessinée s’accorde d’ailleurs bien avec les illustrations de la dessinatrice berlinoise. — Franz Schroeber, responsable de ce remue-ménage cycliste, est un naturaliste excentrique dont la vitrine expose des animaux empaillés dans des postures dynamiques. Sa femme Anna, véritable héroïne du roman, personnage savoureux, au caractère fort, à la poitrine avantageuse et aux mèches indomptables s’entiche du grand-bi et s’imagine pouvoir pédaler en toute liberté. Le maître d’école Gutzkow, qui fréquente avec elle un cercle de conversation en platt soupçonné d’activités politiques révolutionnaires, devient le second vélocipédiste de la ville. Mlle von Götze, dame de compagnie fantasque aux frasques notoires, traduit Pétrarque, rêve de réformer l’allemand et se déguise en homme pour apprendre à monter sur le grand-bi, tandis que le jeune Schmidt junior fonce dans les rues sur son Rover Safety. Sans oublier « l’ouvrier couvreur Heinemann, agitateur du parti social-démocrate interdit », et Schön, le boucher d’en face, qui imite les cris des animaux…

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« Anna surgit dans l’escalier et dit : “Maintenant, ça suffit. Moi aussi, j’veux apprendre à rouler sur le grand-bi.” »

« Il songeait à Anna et à ce qu’elle lui avait dit, ou plutôt asséné : “ Dans ce cas il faudra supprimer la jupe. ” Puis, tout court et tout sec, cet argument sans réplique : “ Parce que j’en ai ENVIE. ” Schroeder commençait à entrevoir qu’il était entré, avec ce grand-bi, en possession d’une machine qui comblait ses espérances mais donnait également lieu, du côté d’Anna, à des espérances nouvelles, des espérances qui se propageaient tout à coup, comme le feu qui court, dans leur vie commune, et risquaient de faire diversion à l’activité qui passe pour la plus naturelle au monde, la plus solidement ancrée. »

Franz Schroeber, doux rêveur, un brin utopiste, un brin anarchiste, imagine que la « cyclisation » de la société habituera le regard à la vitesse et modifiera la perception de l’homme qui, « immobile et en mouvement », parviendra du haut de son grand-bi à « l’équilibre intérieur ». Mais autour de lui, le vélo sème le chaos et divise la ville en factions. Les adeptes du bicycle bas dénoncent le « snobisme élitiste » des esthètes du grand-bi, qui eux-mêmes condamnent l’usage purement utilitariste. Les nationalistes préfèrent les cycles allemands, mais les puristes importent d’Angleterre, les ouvriers veulent acheter le grand-bi moins cher et raccourcir le temps du trajet vers l’usine alors que les bourgeois aimeraient réserver le vélocipède à la pratique sportive… À « l’association pour la promotion du grand-bi », l’on répond : « Le vélocipède, un danger public » ! S’il est une menace pour les piétons, une ruine pour les cordonniers, ses fallacieux détracteurs défendent avant tout les bonnes mœurs : de la cycliste à la fumeuse de cigares, il n’y a qu’un pas. Gare à la pétroleuse ! Et imaginez un peu le bazar si par hasard des cadres bas permettaient aux femmes de pédaler sans ôter leurs jupes.

Vélocipède

Saupoudrez là-dessus deux courses cyclistes, la tendresse d’un pique-nique, un empoisonnement, la promenade d’un dogue empaillé sur le capot d’une jeep et un immense gorille, vous aurez une petite idée de ce roman saugrenu et bien vu. L’homme au grand-bi est très drôle en plus d’être intelligent et un excellent moment de lecture. Le superbe travail de Sophia Martineck n’est pas étranger au plaisir du lecteur qui s’amuse à chercher dans les 8 planches couleurs et les vignettes en noir et blanc qui illustrent chaque début de chapitre les détails de l’histoire : le carlin de la duchesse, le renard empaillé qui déchiquette un canard, le château ducal et la Götze dans le placard, la surprenante érection d’Erwin… Réalisés en noir et blanc au crayon et coloriés sur l’ordinateur, les dessins de Sophia Martineck représentent des scènes du quotidien avec un je-ne-sais-quoi décalé et joyeux, à la fois enfantin et sérieux, avec un style particulier, des perspectives asymétriques et un jeu axonométrique– « Like a grown-up child », écrit Eye on design. L’illustratrice qui travaille régulièrement pour le New York Times et le Guardian, déclare avoir pour mentor Henning Wagenbreth, illustrateur et affichiste allemand qui a réalisé les couvertures des romans d’Edgar Hilsenrath pour Attila et Le Tripode, et récemment publié en France Plastic Dog (L’Association), Le pirate et l’apothicaire de R. L. Stevenson (Les Grandes Personnes), Le secret de Sainte-Hélène et Honky Zombie Tonk (Le Nouvel Attila). Sophie Martineck a quant à elle notamment illustré un magnifique The Adventures of Sherlock Holmes de Conan Doyle chez Rockfort Publishers, en Angleterre.

 

 

l'homme au grand-bi, uwe timm, nouvel attila

Traduction (allemand) de Bernard Kreiss.

Illustré par Sophia Martineck.

Éditions Le Nouvel Attila, 2016. 240 pages.

Lou.

 

 

Le site de Sophia Martineck.

Le site du Nouvel Attila.

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