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Interview de Nathalie Bru

1/Bonjour Nathalie, pouvez-vous, en quelques mots, nous présenter le dernier roman de Paul Beatty ?

Je vais vous en lire la quatrième de couverture, elle est très bien : « Fils d’un psychologue social afro-américain aux méthodes peu orthodoxes, Bonbon a grandi à Dickens, dans une surprenante enclave agraire en plein ghetto de Los Angeles. Après la mort de son père sous les balles de la police, voyant son quartier insidieusement effacé de la carte par une Amérique qui préfère se voiler la face que d’affronter les exclusions qu’elle a créées, il va se lancer dans une série d’initiatives hasardeuses destinées à lui redonner une identité. Flanqué d’Hominy, son vieil esclave, il ira jusqu’à rétablir la ségrégation à l’échelle locale, se mettant à dos l’intelligentsia afro-américaine, et finira devant la Cour suprême. »
Voilà pour l’histoire, même s’il y aurait beaucoup plus à en dire. Mais lire Beatty, c’est surtout accepter de se faire malmener, éjecter sans ménagement de sa zone de confort. Pour en tirer le meilleur, il faut laisser sa bien pensance au vestiaire et plonger au cœur de son univers dans le plus simple appareil. Elisabeth Philippe, des Inrockuptibles, avait dit d’American Prophet que c’était un roman « salutairement dérangeant ». C’est encore plus vrai pour celui-ci. Quant à l’humour, il est toujours là. Largement là.

2/Un roman comme celui-ci représente combien de temps de travail pour la traductrice et comment procédez-vous pour la traduction ? Est-ce que vous traduisez dans le sens chronologique de la narration, ou alors vous avez une autre méthode ?

C’est assez difficile de répondre à une question sur le temps de travail. Car on ne sait pas trop quoi englober. Est-ce que lire des livres utiles à une traduction font partie du temps de travail ? Est-ce que tout d’un coup trouver une formule pour une phrase sur laquelle on butait, alors qu’on est en train de discuter avec des amis dans un bar, compte comme du temps de travail ? Bref, on va dire que j’ai passé quatre mois très très denses et éprouvants sur cette traduction. Mais Paul m’avait donné le texte l’été dernier, soit quatre mois avant que je m’y colle vraiment, j’avais donc déjà commencé le travail tout en douceur… Et oui, je traduis dans l’ordre des pages. Jusqu’à présent j’ai toujours travaillé ainsi. Je réalise un premier jet en me laissant au maximum porter par le texte, pour m’imprégner de sa musique. Puis je retravaille et retravaille encore. Je mets souvent beaucoup de monde à contribution sur mes traductions. Je ne suis pas un génie, les brainstormings toute seule avec moi-même ont leurs limites quand il s’agit de trouver des solutions à certains jeux de mots par exemple. Même si la majorité des trouvailles restent les miennes ! [Rire] Et nous, traducteurs, nous ne maîtrisons pas naturellement tous les univers dans lesquels nous plongent nos traductions, nous adresser à des spécialistes est indispensable.

3/ C’est la deuxième fois que vous travaillez sur un livre de Paul Beatty. Est-ce qu’il y a un style Paul Beatty, des phrases clés qui reviennent ou une logique de narrateur particulière qui fait que pour vous cela a été plus simple ou bien au contraire le style de l’auteur a évolué entre les deux romans ?

J’ai traduit son premier, The White Boy Shuffle (American Prophet) paru aux Etats-Unis en 1989 si je me souviens bien, et son dernier paru aux États-Unis cette année. Il en a écrit deux autres dans l’intervalle. Dont un, Slumberland, est aussi paru en France dans une traduction de Nicolas Richard. Oui, bien sûr qu’il y a un style Paul Beatty. Une logique de narrateur. Le lecteur s’en rendra compte. En effet, ça a été un peu plus simple cette fois. J’avais mis six mois à traduire The White Boy Shuffle, pour vous donner un ordre d’idée. Mais Paul ne sera jamais simple à traduire.

4/ “Moi contre les Etats-Unis d’Amérique” est rempli de références culturelles et historiques américaines et surtout afro-américaines. Aviez-vous déjà connaissance de tout cet univers, ou bien cela vous a-t-il poussée à faire des recherches et à découvrir cette culture au fur et à mesure de la traduction ?

J’ai dû, bien sûr, m’imprégner de cet univers et faire énormément de recherches. Avant de m’atteler à la traduction d’American Prophet, surtout, je n’en avais qu’une connaissance de surface. J’ai lu, écouté de la musique, regardé des films… Tout. J’ai baigné dans la culture afro-américaine près d’un an durant, avant de m’atteler à la traduction. C’était un gros travail mais j’ai énormément appris. La tâche était un peu plus facile pour The Sellout car je me sentais déjà davantage dans mon élément.

5/ Comment se passe votre relation avec l’auteur durant la traduction ? Étiez-vous en contact avec lui durant tout ce temps ? Parce qu’on imagine que sur certaines tournures de phrases, jeux de mots ou expressions, où il n’existe pas d’équivalence en français, la vision de l’auteur reste l’élément clé pour avoir la meilleure traduction possible ?

Oui, j’étais en contact avec lui. C’est souvent le cas quand on ne traduit pas des auteurs morts. La plupart des éditeurs facilitent cet échange et les auteurs sont généralement partants. Quant à « la vision de l’auteur » pour les jeux de mots, non, elle n’est pas forcément l’élément clé, puisqu’il ne maîtrise pas le français. Mais je me fais un devoir de lui expliquer mes choix quand je m’éloigne du fond sur des points importants pour m’assurer que je n’écris pas quelque chose qu’il n’aurait absolument jamais pu écrire, qu’il n’aurait pas pu faire dire à l’un de ses personnages par exemple. Paul se rend compte qu’une part de son écriture est intraduisible. Il me fait confiance. Il m’a dit, dans l’un des premiers échanges que nous avons eus, « do what you feel is best » (fais ce qui te semble le mieux). Il me donne son avis quand il peut, fait même parfois des propositions, que j’accepte bien sûr quand c’est possible. Mais globalement, c’est à moi de trancher.

6/ Il y a un certain rythme, une sorte de « swing » dans le style de Paul Beatty, c’est très chantant, très percutant par moments. Je compare souvent son style à une sorte de morceau de Jazz/Funk, il y a cette même démesure, cette même folie. Comment arrive-t-on à conserver cette « signature » de l’auteur quand on le transpose en français ?

Il faut sentir le texte. Se laisser porter par lui. Et ça passe tout seul… ou presque ! Je ne sais pas…pour tout vous dire, ce n’est pas ce que je trouve le plus difficile pour moi chez Paul. Le plus difficile, c’est de comprendre la complexité de son propos, tout ce qui se cache derrière une phrase, derrière un trait d’humour, une référence. De s’imprégner de son univers… Et de trouver des correspondances pour tous les jeux de mots sans trahir le propos.

7/ Comment se passe le travail avec l’éditeur ? Ici les éditions Cambourakis, vous avez carte blanche, ou alors l’éditeur est présent ; et s’implique sur le processus de traduction ?

Chez Cambourakis comme chez tous les éditeurs avec qui j’ai travaillé jusqu’ici, une première concertation a lieu au moment de l’essai de traduction, avant la signature du contrat. L’essai est important, dans le sens où c’est à ce stade qu’on va pouvoir s’assurer qu’on part dans la bonne direction. S’il est concluant, en général, un contrat est signé. Ensuite, le traducteur a « carte blanche », comme vous dites – ou en tout cas travaille sans l’intervention de l’éditeur, jusqu’au rendu de sa traduction. Ce n’est qu’au moment de la relecture que l’éditeur s’implique. Plus ou moins. Cambourakis s’implique juste ce qu’il faut. Ni trop interventionniste, ni inexistant. C’est parfait. Dix sur dix ! Le regard de l’éditeur, en tant que regard extérieur sur votre travail, est essentiel. J’aime qu’on me corrige, je le mérite ! [Rire] Non, ce que je veux dire, c’est que je suis preneuse de suggestions, évidemment. On ne peut pas, nous traducteurs-tout-seuls-dans-notre-coin rendre un travail parfait. Il y a forcément çà et là des ajustements nécessaires. Un dialogue sur le texte est forcément un plus si tout se fait en bonne entente, ce qui est généralement le cas, d’après mon expérience.

8/ Le prochain Paul Beatty, vous le traduisez ?

Je ne suis pas seule à décider. [Sourire]

9/ Quel est votre parcours ? Comment êtes-vous devenue traductrice ? Et quel a été le premier roman que vous ayez traduit ?

Mon parcours ? J’étais rédactrice en chef d’un magazine pour les avocats d’affaires et j’ai eu envie de changer. J’ai démissionné. En 2007, je suis retournée sur les bancs de la fac. J’ai obtenu le Master 2 de traduction littéraire de Paris VII (formation dont je salue au passage la grande qualité !) et je me suis lancée. Pourquoi la traduction comme deuxième carrière ? J’avais envie d’écrire davantage, de baigner dans un milieu plus littéraire. Ayant vécu sept ans aux Etats-Unis, je parlais plutôt bien l’anglais. J’aimais la littérature. Du coup, je me suis dit : pourquoi pas ? En revanche, à ce stade, je ne réalisais pas vraiment ce qu’était la traduction, à quel point l’exercice était riche. Ce que je voyais comme un gagne-pain possible et à ma portée, est devenu au cours de mon année de formation et au contact des gens du métier, une vraie passion.
Le premier texte sur lequel j’ai longuement planché, c’était justement du Paul Beatty, quand j’étais à la fac. J’ai traduit les 100 premiers feuillets de The White Boy Shuffle car j’en avais fait ma « traduction longue », le plus gros travail qu’on nous demande de réaliser au cours de l’année et celui qui validera le diplôme. J’avais découvert le texte par un prof et décidé de m’y coller.
Le premier roman que j’ai traduit à avoir été publié, en revanche, est un thriller de gare, Marée Sombre, d’Andrew Gross, pour Flammarion. C’est ce qui m’a mis le pied à l’étrier.

10/ Quels sont les livres, que vous avez traduit, qui vous ont le plus marquée dans votre carrière ? Ceux qui vous ont fait avancer ?

Ma carrière est un peu courte pour qu’il y en ait beaucoup ! Mais ceux qui m’ont le plus marquée jusqu’ici sont les romans de Paul Beatty, très clairement. J’ai aussi énormément aimé traduire Not Fade Away, de Jim Dodge, paru chez Cambourakis également. L’Ours est un écrivain comme les autres, de William Kotzwinkle, aussi chez Cambourakis (décidément). Un autre auteur, Chris Adrian, dont j’ai traduit les nouvelles, Un ange meilleur, et l’un des romans, encore à paraître, La nuit fantastique, dans la collection Terres d’Amérique, dirigée par Francis Geffard, chez Albin Michel. C’est un auteur très peu connu en France mais dont l’univers est bouleversant et l’écriture remarquable. Et puis il y a aussi des rencontres qui marquent beaucoup. Traduire le recueil de textes de Kent Anderson, Pas de saison pour l’enfer, pour 13e Note a été une expérience humaine que je n’oublierai pas. Les échanges épistolaires avec l’auteur puis sa rencontre… mémorable ! Ce type, ce qu’il a vécu au Vietnam, l’honnêteté avec laquelle il se livre dans ses textes, et moi, là-dedans, petite provinciale de la classe moyenne ayant grandi dans un cocon, chargée de trouver la meilleure façon de rendre dans ma langue le récit très personnel des atrocités vécues à mille lieues de mon univers à moi et des traces indélébiles qu’elles ont laissées… Pas évident mais tellement enrichissant.

11/ Etes-vous déjà tombée sur un roman trop compliqué pour vous, une traduction trop ardue ?

Ne pas être à la hauteur du texte, une angoisse permanente en ce qui me concerne. Toujours, au cours d’une traduction, je doute. Même face à des textes qui n’ont pas forcément de grandes ambitions ni de grande valeur littéraire. Et plus je prends de la bouteille dans le métier, plus, devant mon travail, je doute. Ai-je réussi à trouver la meilleure façon de « dire presque la même chose », selon la formule tellement juste d’Umberto Eco ? Ne suis-je pas en train de mettre trop de moi-même ? L’auteur l’aurait-il dit comme ça ? Autant de questions qui n’ont pas de réponse franche. Je pense qu’il est essentiel pour un traducteur de douter. Un traducteur qui ne doute plus devrait changer de métier. Mais un traducteur qui doute trop aussi, avant de perdre la raison !
Mes traductions sont toujours des accouchements difficiles. Les textes de Paul font objectivement partie des plus compliqués que j’ai eus à traduire. Mais sa voix me correspond plutôt bien. On va dire que je m’y sens dans mon élément. Il y a parfois des livres qui ont l’air plus « faciles » au premier abord, mais qui peuvent déstabiliser car on ne les « sens » pas, car ils ne correspondent pas à notre sensibilité, à notre subjectivité. J’espère ne jamais me trouver en position d’avoir accepté une traduction pour me rendre compte en cours de route que je suis tout à fait incapable de relever le défi. Quelle terrible angoisse ça doit être ! Il est certain en tout cas qu’il y a des textes que je me sens incapable de traduire. Riddley Walker de Russell Hoban, par exemple, excellemment traduit par Nicolas Richard (Enig Marcheur en Français). Jamais je n’aurais eu le courage de me frotter à pareil texte !

12/Que conseilleriez-vous à quelqu’un qui souhaite devenir traducteur ? Qu’est-ce que cela implique comme investissement personnel ?

Quel conseil ? De bien réfléchir à ses motivations sans doute. C’est l’amour de l’écriture et de la littérature qui doit porter. Et c’est un métier très solitaire. Mais sinon… le seul conseil serait de se lancer ! Ou en tout cas d’essayer. Ce serait dommage de ne pas essayer si c’est vraiment ce que l’on veut faire. Cela étant dit, les places sont chères et le métier rarement très lucratif. Il faut s’accrocher.

13/ Etes-vous déjà sur d’autres livres à traduire ?

Bien sûr et heureusement !

14/ Pour finir, Nathalie Bru auteure ? Est-ce que cela peut arriver un jour ?

Le traducteur est un auteur, juridiquement parlant. Donc Nathalie Bru auteur existe déjà ! [Sourire] Quant à savoir si j’écrirai un jour mon propre roman, je ne sais pas. Pour l’heure, traduire comble suffisamment ce besoin que j’ai d’écrire. Le rôle de passeuse me convient bien, je le trouve extrêmement enrichissant. Nous, les traducteurs, nous sommes un peu des coucous, finalement, mais des coucous bien intentionnés. Nous nous installons dans les textes des autres, mais ce sont des nids pour certains très confortables. Et j’aime assez, finalement, aller comme ça de nid en nid, sans devoir me soucier d’en construire un moi-même. Mais peut-être qu’un jour je me sentirai davantage l’âme d’une bâtisseuse, je ne sais pas.

À propos Ted

Fondateur, Chroniqueur

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