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Julien Delorme – Pierre Cendors et la rentrée littéraire

Architecture du vertige

 

Sans rien voir encore, le regard s’éclaire. Sans prendre forme, une force palpite. A cet instant, à cette seconde, on accepte, on est face à face avec le rien, on accepte d’être un homme inutile, vivant au bord du vide, face à face, avec la solitude et le silence, avec ce rien sans lequel, pourtant, rien de vital ne peut véritablement émerger, rien d’éclairant ne peut illuminer le réel.

Pierre Cendors, L’Invisible Dehors

Ça y est, nous y sommes, la rentrée littéraire, dont on nous parle déjà depuis mi-juin, débarque sur les tables. Cette semaine, et pendant un mois (même si, en fait, cela ne s’arrête jamais vraiment), plusieurs tonnes de livres déferlent dans vos librairies préférées ; plusieurs tonnes qui, pour une grande part, repartiront direction le pilon à la mi-novembre pour laisser place aux livres de Noël, dont on aura commencé à parler à la mi-octobre. On ne rentrera pas dans un débat sur le bien fondé de la rentrée, autant se réjouir que, pendant un temps, les livres attirent l’attention du public le plus large possible. Ce n’est finalement pas si courant.

Alors comment se repérer parmi les cinq-cent-et-quelques-titres-moins-que-l’année-dernière-c’est-la-crise-ma-bonne-dame ? Chacun sa stratégie. Untel ne jure que par son webmagazine favori (le meilleur de tous étant Un dernier livre avant la fin du monde, on le sait, aucune discussion possible). Un autre encore ne jure que par cet éditeur qui le nourrit en merveilles chaque année (ah, le cri des zélateurs d’Actes Sud le soir, au fond des librairies). Une stratégie répandue consisterait à privilégier seulement les « bons livres », seulement les « grands auteurs », ceux qu’on appelle encore les «indispensables». Toute la question reste de savoir comment on découvre ces chefs d’œuvre de l’humanité dès le moment de leur sortie, comment on repère le grand auteur en devenir. Ce qui est tragique c’est que ces questions n’ont pas de réponse. Pire encore, je crois qu’elle n’ont en réalité aucune importance.

Plutôt que la recherche des indispensables, pourquoi ne pas se lancer dans la quête des « dispensables » ? Accompagnant la vague des sorties, beaucoup de titres plus discrets attentent encore leur lecteur, celui qui saura repérer ce titre de fond par-dessus l’écume des grandes marées. Il me semble que c’est parmi ces « en-dehors », ces outsiders des prix et de la considération médiatique que l’on peut faire les meilleures rencontres, car ce sont celles auxquelles on s’attend le moins. Et parfois croiser un auteur dont les livres bouleverseront à jamais notre imaginaire, ou se trouveront à son exact diapason. C’est une pratique toute personnelle, pas meilleure qu’une autre, mais qui permet parfois ce grand moment de bonheur qu’est la découverte d’un auteur qui m’accompagnera, et que j’accompagnerai pendant quelques années. Un de ces auteurs dont on laisse trainer les livres alors qu’on aurait envie de les dévorer, juste parce que, comme ça, on sait qu’il existe encore quelques pages que l’on n’a pas lues, que l’exploration n’est pas terminée, que l’on n’en est pas encore réduit à voler ses archives, à fouiller son téléphone, dépouiller ses SMS ou son blog pour trouver encore quelques éclats poétiques dans les scories du quotidien.

Pour moi, s’il ne devait y en avoir qu’un, d’auteur, vivant, de langue française, ce serait Pierre Cendors. Comment naît ce sentiment d’attachement, à la fois si profond et si frêle, qui vient à la lecture, et qui pousse un lecteur à se dire « je vais faire route avec toi » ? Difficile à expliquer. Ce peut être une affinité avec un titre, Les Fragments Solander par exemple ; ce peut être ce qui se cache derrière une couverture joliment mystérieuse, l’impression donnée par le nom de l’auteur. Pierre Cendors, on est déjà dans le romanesque. Et à peine l’acquisition, déjà le plaisir de retarder la lecture, préserver le mystère, fantasmer ce qu’on va y trouver en lisant la quatrième de couverture :

Avant de perdre la mémoire à la suite d’un accident, l’écrivain Paul Fauster travaillait à la biographie de l’une des figures poétiques les plus mystérieuses du XXe siècle : Endsen, disparu à Prague dans les années cinquante sans laisser de trace. Résolu à dénouer les fils qui lient son propre passé à celui du poète, Fauster découvre peu à peu l’étrange complot qui, de Prague à Berlin, de Petrograd à Moscou en passant par Budapest, a failli lui coûter la vie.
Dans ce roman vertigineux où l’enquête littéraire se mêle à la grande Histoire, Pierre Cendors entraîne le lecteur dans un étonnant labyrinthe où chaque indice mène à une nouvelle énigme, jusqu’au coup de théâtre final.

Et déjà quelques obsessions personnelles qui saillent : Prague, l’amnésie, le complot… il est temps de plonger. Et tous les autres livres suivront dans un désir impératif de prolonger le moment.

Ce qui est remarquable dans l’œuvre de Pierre Cendors, c’est son potentiel de fascination. Si l’on devrait écrire un article sur son travail, on devrait l’appeler Architecture du Vertige ; car les romans de Pierre ne sont que cela, des édifices escarpés, aux formes fuyantes, des volumes fascinants, étendus, dans lesquels on prend plaisir à se perdre. L’écriture est précise, elle avance en lentes circonvolutions, enveloppant le lecteur pour mieux l’égarer. Borgès ? Non. Si le labyrinthe est bien là, jusqu’au cœur de l’écriture, c’est plutôt l’égarement de Kafka que l’on retrouve. Aux sentiers qui bifurquent, Cendors préfère le trompe l’œil, la fausse perspective et le passage secret.

La solitude et l’égarement – celle des personnages, celui du lecteur – surgissent par vagues, puissants, à la manière de Paul Auster (celui de la Trilogie New Yorkaise ; celui de La Nuit de l’Oracle aussi. On ne s’étonne alors plus du Paul Fauster des Fragments Solander et de sa parenté avec Quinn, le personnage principal de Cité de verre). Renversements d’un ordre qu’on croyait immuable, tours de passe-passe scripturaux, notes explicatives, c’est de la justesse de l’écriture et de l’emploi du paratexte que naît le vertige.

En vérité, tout dans les romans de Cendors est au service de ce vertige : l’écriture, on l’a dit, mais aussi la construction, les personnages, les thématiques. La réalité est incertaine. La narration indirecte, biaisée par l’ignorance de ceux qui racontent. Les héros s’épuisent à reconstituer les événements passés, mais plus ils découvrent de nouveaux indices, de nouveaux témoignages et moins ils en savent. C’est le cas de Paul Fauster dans Les Fragments Solander, parti à la recherche du poète Endsen à Prague, perdant sa voix et sa mémoire. Dans Engeland, c’est Fausta K. qui s’égare à la recherche d’un ami d’enfance fasciné par le magicien Houdini. C’est encore le cas d’Egon Storm et de tous les personnages cherchant à savoir qui est réellement Erland Solness dans les Archives du vent. Et dans tous les romans, le témoignage comme source, indirect, biaisé, parfois de troisième main. « Show, don’t tell », dit-on souvent au jeune cinéaste, au jeune romancier. C’est tout le contraire dans les romans de Cendors où l’action ne peut qu’être racontée, passée aux filtres du langage. Et par le langage l’incertitude s’insinue.

Où commence la fiction ? Quand recouvre-t-elle la réalité ? Peut-on circonscrire une vie à une série de témoignages biaisés ? Peut-on retrouver la vérité ? Rien n’est simple dans cet univers où l’on peut être victime de plagiat a posteriori, où la puissance de l’écriture est telle qu’elle peut pousser les personnages au suicide ou à la disparition. Le lecteur doit alors abandonner la perception linéaire de la réalité et seulement alors pourra prendre plaisir à explorer ses différentes couches superposées, oignon métaphysique. Et en dessous, le vide.

Dans Archives du vent, Pierre Cendors met entre autres en avant le personnage d’Egon Storm, cinéaste bavarois, auteur du procédé movicône permettant de mettre en scène les stars du passé – et plus généralement toute personne dont on dispose d’archives filmiques – dans de nouvelles compositions. Au long de trois films, Storm fait tourner Louise Brooks, Marlon Brando, Albert Einstein, Géraldine Fitzgerald… Dans son premier film, Nebula, il va jusqu’à mettre en scène Adolph Hitler dans le rôle du poète mélancolique Arno Blitz. Blitz tombe amoureux d’une jeune artiste juive interprétée par Louise Brooks. Storm dans ces films, effectue le même genre de torsion de la réalité que Cendors dans ses romans : les personnages conservent leur corps mais changent d’identité, voire de personnalité, un individu peut même trouver à s’incarner dans plusieurs personnes différentes, comme l’enfant de Solness, à la fois fille et garçon, ce mystérieux noble investissant un palais fantasmagorique dans Adieu à ce qui vient, ou le poète Endsen, dont on ne sait trop définir la nature… âme migratrice ? Génie de l’inspiration ? Personne n’est ce qu’il semble être.

Et malgré la désorientation constante, les revirements de l’histoire (qui n’oublie pas d’être romanesque, au meilleur sens du terme, de tenir en haleine) et l’incertitude des identités, il se dégage un plaisir à se laisser perdre. Une ivresse littéraire agréable, qui pousse à l’introspection, à jouir du mystère plus qu’à le résoudre et l’on se plait à fréquenter l’œuvre comme une caverne silencieuse, concrétion cristalline dont on contemplera autant la formation géologique que le reflet de soi multiplié à l’infini. Une fascination d’autant plus grande que chez Cendors, tout se répond d’un texte à l’autre. Tel cinéma de quartier aperçu dans l’Homme caché revient dans les Archives du vent et toujours, toujours, l’ombre du poète Endsen, plus ou moins discret selon les ouvrages. Et toujours, toujours Solander comme destination métaphysique.

Au revers de l’œuvre romanesque, Pierre Cendors a aussi bâti une œuvre poétique explorant les mêmes thématiques : le voyage, la solitude (très proche de la matière littéraire de Paul Auster), l’introspection, l’identité, le permanent et l’éphémère. Le recueil Les Hauts bois est un exemple frappant de poésie à l’économie. L’écriture y est séchée, quelques mots suffisent pour aller à l’essentiel et que se déploie tout l’univers poétique. Dans L’Invisible Dehors, plus disert, Cendors évoque un voyage en Islande à la recherche d’un lieu, d’un moment intangible. Confronté à la marche, au paysage, il décrit une quête de soi par l’exposition au paysage primordial, un apprentissage du vide bien loin des recherches égotiques trop souvent rabâchées.

Il y a un avant et un après Pierre Cendors et l’on gagnera à se plonger dans ses livres comme dans une transe profonde et paisible. Livres d’autant plus appréciables que – fait rare – l’auteur a toujours su choisir ses éditeurs (Isolato, La Part commune, Finitude, La Dernière Goutte et le Tripode entre autres) et que ces derniers ont su donner à ses livres la forme que le fond méritait. Plaisir du papier et des maquettes de qualité.

Il se trouve qu’en ce mois de septembre, qu’en cette rentrée littéraire, parmi les cinq-cent-et-quelques-titres-moins-que-l’année-dernière-c’st-la-crise-ma-bonne-dame qui apparaissent à partir de cette semaine, vous pourrez trouver les Archives du Vent, de Pierre Cendors, aux éditions Le Tripode. Pas très loin, il se pourrait même que L’Invisible Dehors se cache encore au rayon poésie de votre librairie préférée. Alors quelle que soit votre méthode pour cette rentrée, quels que soient vos critères de sélection, oubliez-la, et lisez Pierre Cendors. Tout, c’est un ordre !

Testés et approuvés :

Archives du Vent, Le Tripode, 2015
Les Fragments Solander, La Dernière Goutte, 2012
Adieu à ce qui vient, Finitude, 2011
Engeland, Finitude, 2010
L’Homme Caché, Finitude, 2006

L’Invisible Dehors, Isolato, 2015
Exil Exit, La Part Commune, 2014
Les Hauts Bois, Isolato, 2013

Gourmandises encore au frais :

Rimbaudelaire Road, La Part commune, 2011
Goodnight Houdini, Venus d’ailleurs, 2010
Chant runique du vide, Eclats d’encre, 2010
Enfance Soir, Circa, 2008
Le Voyageur sans voyage, Cadex, 2008

Écrit par Julien Delorme

Image à la une : Les ailes du désir, Wim Wenders

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3 Commentaires

  1. Juste signaler une erreur : c’est Archives du Vent et non du Neant . Sinon c’est un vibrant hommage à un écrivain de grand talent .

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