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Merci – Pablo Katchadjian

Il y a quelques semaines, Quoi Faire. Alberto parle d’une « île sur laquelle, d’après lui, il y aurait tout. » Il dit qu’on « entre dans cette île par l’obscurité, dans la suspension. » Alberto dit encore : « Cette île est là, mais c’est comme si elle n’existait pas ». Tout était entre nos mains, la possibilité de la liberté et la grande réponse qui se dérobe. Ici, Merci, nous sommes sur une île. Est-ce la même ? Peu importe. Nous ne savons que peu de choses, dans le fond. Nous connaissons le port, où sont débarquées les cages des esclaves. Le château du maître. Des bois où courent les enfants sauvages et les animaux féroces, où poussent les racines colorées. Une cordillère. D’autres châteaux, plus tard, et d’autres maîtres. Un ruisseau enjambé par un pont, sur les piliers duquel les cadavres viennent parfois s’entasser. De l’autre côté de l’île, la rumeur d’un village dans lequel, paraît-il, « on trouve tout ».

Hannibal achète le narrateur, le ramène chez lui, où il n’y a pas de gardes mais quelques servantes. Esclaves, elles aussi. Tous les matins, la même scène se répète, mot pour mot. « Je me levais et ouvris la fenêtre. La journée était agréable, ni chaude ni froide et le port en pleine activité. » La Marine fait des exercices de tir au loin et près du lit se trouvent une bouilloire, du thé et du fromage. A chaque dîner, le maître cordial mange bestialement du poulet. Et tous les soirs, le maître demande à l’esclave, oh, rien du tout, « tu vois bien, une petite chose sans importance », un travail ignoble à l’intérieur de hangars, une tâche qui oblige à se laver de fond en comble, qui laisse collée à la peau une saleté noire et irrite les yeux. L’odeur de la putréfaction s’incruste, « l’odeur de l’humiliation et de l’esclavage ». Piégé, le lecteur ne peut quitter le système créé ; accroché au cadre des répétitions, il s’habitue déjà. Le maître, l’esclave, soit.

Dialectique. On attend du narrateur qu’il tue le maître. « A partir du moment où je décide d’être libre, je le deviens, car l’instant de ma décision est celui de la prise de conscience de la différence entre esclavage et liberté et que la liberté c’est précisément cette conscience d’une différence », répond-il. Dialectique, et dialogue de sourds. Personne ne veut jamais rien entendre à rien. Les esclaves qui en affranchissent d’autres considéreront toujours ceux-là comme esclaves. Les affranchis deviennent soldats. La fonction devient identité. « Ni libres ni esclaves. » L’inconnu nouveau effraie plus que le pire précédent. Tous préfèrent la mort aux chaînes, mais ne faudrait-il pas mieux souhaiter la liberté ? Car le pire peut toujours revenir. « Plutôt morts qu’esclaves ! » Tous en chœur, certes. Qui décide ?

Le narrateur est un homme dépossédé. Sorti de cage, il ne sait quoi faire. Soufflés par d’autres, ses coups d’éclat à venir : « c’est pour t’aider à choisir le chemin le plus court que je te dis tout ça. » Dépossédé de ses idées incomprises. Dépossédé de ses actions quand la racine le pousse. Agit-il, ou est-ce son autre ? Ou alors agit-il avec l’autre de l’autre ? Son autre avec l’autre de l’autre. Délire, trou noir. Ne sait pas quoi faire, mais veut faire bien. Il ne connaît qu’une seule prière : « Dieu je t’en prie, aide-moi à dépasser les incongruités. » Pensée magique : si l’on fait les choses « correctement », « tout ira bien ». Le pire sera évité. « Il faisait penser à un homme qui… » Ne finit pas ses phrases. Gestes simples répétés, pensées coupées, reste sur le bout de la langue l’insaisissable. Dépossession, jusque dans le langage. Il ne sait pas tout ce qu’il se passe, et nous ne savons pas ce qu’il a fait. L’horrible ici est tu et les descriptions sont inutiles. L’horrible est : on le sait, et cela suffit.

« Je rêvai de variations »… Les personnages de Merci n’échappent à rien. Perte de « discernement, mémoire et hiérarchie ». Charniers, sépultures. Quand l’insoutenable se fait présent, survient à chaque fois l’évanouissement. Pour changer de scène, pas d’Alberto à tirer par la capuche. Seulement un trou noir dans lequel plonger, se perdre un instant à soi-même, s’entortiller d’une idée à une autre, changer presque de lieu mais sans cesse revenir. Mais malgré la pourriture grise qui se répand, malgré l’apparente impossibilité d’un réel bouleversement, il faut rire ici de l’absurde. Rire de la scène de chasse et de ses monceaux d’animaux, rire des poulets et des filets, rire des livres sur les positions sexuelles, rire des anses sur les tasses et les dos. Voir, aussi, la poésie s’immiscer. Sous la cendre, la voilà dans le geste absolument féminin d’une servante, dans l’enfant sauvage perchée sur la branche d’un arbre, dans la forme que prend la fumée, dans le nom d’une racine, dans le bleu de l’océan…

« C’était vrai, les racines étaient belles : rouges, poilues et visqueuses, molles et charnues à l’extérieur mais avec un petit tronc très fin à l’intérieur, comme un os que l’on pouvait sentir lorsqu’on les pressait entre nos mains ; elles avaient l’air de venir d’une autre planète, ce qui était peut-être le cas. » Peut-être est-ce aussi celui de l’auteur, pour perturber ainsi l’écriture, le récit, les habitudes de lecture et de pensée. Après l’incroyable Quoi Faire, Pablo Katchadjian replace  une nouvelle fois la problématique liberté au centre, et bouleverse la question : s’agit-il de conquérir la liberté, de prendre le pouvoir, de le perdre, ou de savoir partir ?

Katchadjian-Merci-Vies Parallèles

Trad. Guillaume Contré

Editions Vies Parallèles

132p.

2015

Lou.

Phots d’en-tête  © Eric Darsan.

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6 Commentaires

  1. Je viens de finir “Merci”, et je suis d’accord avec l’article et les commentaires… Mais il y a une chose que je ne comprends pas : pourquoi ce titre ? Est-ce que quelqu’un a une réponse… En finissant le livre, j’ai eu l’impression de ne pas l’avoir compris, parce que je ne vois pas le lien avec le titre…

  2. Bravo pour cette découverte, lu en quelques heures je l’ai terminé au milieu de la nuit et j’en ai trouvé difficilement le sommeil, c’est tout autant l’histoire que l’a forme du récit qui m’ont mis à mal, j’attends donc avec impatiente “Quoi faire” commandé chez mon libraire, merci !

    • Je suis ravie que Merci vous ait autant marqué, Pablo Katchadjian est une rencontre qui bouleverse pas mal en effet, par la forme autant que par le fond. Je suis curieuse d’avoir votre avis sur Quoi Faire qui a été pour moi un vrai cataclysme.

      • Bonjour Lou,
        Je viens de refermer “Quoi faire” aussi vite que je l’ai ouvert, Katchadjian est un ensorceleur, je me demande s’il n’écrit pas sous l’emprise de la coca et qu’il essaye de nous faire partager cette expérience, son texte est hypnotique et effectivement j’ai retrouvé certaines similitudes avec “Merci” même si les deux récits sont totalement différents, je ne sais pas si ses autres livres sont de la même veine, il faudra attendre une hypothétique traduction à moins que je reprenne mes cours d’espagnol du collège. Merci encore pour ce jolie voyage.

  3. Ce livre m’intrigue beaucoup. Il semble très prenant, je le note

    • Bonjour Zazy,
      Effectivement Merci est un livre captivant et fascinant, notamment parce qu’il perturbe vraiment nos habitudes de lecture, à l’instar de Quoi Faire, livre qui le précède dans l’œuvre de Pablo Katchadjian, et qu’il faut absolument lire tant il est incroyable ! Si cela vous intéresse, j’ai rédigé également une chronique de Quoi Faire ici : https://www.undernierlivre.net/quoi-faire-pablo-katchadjian/
      Pablo Katchadjian est peu connu en France, mais ses livres sont réellement incontournables, et nous souhaitons que d’autres soient bientôt traduits !
      Lou.

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