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Olivier Saison – Les requins roses (Nouvelle inédite)

Une petite bombe de la littérature française va faire du bruit. Un texte court et dense. Une merveille. Mais en attendant « Sade à Acapulco » d’Olivier Saison qui paraitra donc dans une semaine chez Cambourakis, l’auteur a eu la gentillesse de nous offrir une nouvelle inédite. Une mise en bouche pour vous faire patienter.

pink shark

Rousseau ne séjourna vraisemblablement pas au château de Lacoste. De même, aucun récit, aucun mémoire, apocryphe ou non, ne mentionne que D.A.F de Sade se baignât jamais dans la baie d’Acapulco. Mais s’il le fît, il est probable qu’il pût apercevoir, ballotée parmi les vagues, cernée par les reflets, cette histoire en bouteille venue d’ailleurs, d’un autre temps. Une fable de sable qui, pourtant, malgré tout le futur qu’elle renfermait, serait peut-être parvenue à lui rappeler
certain épisode de son enfance.

Les requins roses
(Pink sharks)

Les parents avaient déserté la plage. Quelque part sur la large bande de sable qui tenait à distance la mer des chalets et des énormes dunes massées derrière eux, prêtes elles aussi à les avaler, deux enfants construisaient un château. Coiffés d’un bob, Carlos, 5 ans, et Julie, 6 ans, se relayaient pour aller remplir leurs seaux. A tour de rôle, ils parcouraient la centaine de mètres menant à cette eau miraculeuse qui ne cessait de descendre, s’arrêtant seulement pour reposer leur poignet endolori et regarder l’empreinte de leurs pas se résorber dans le sable mouillé, ou, parfois aussi, ces petits tortillons en forme de vers qu’une main invisible y façonnait. Plus leur château grandissait, plus ses besoins en eau augmentaient. Cette folie des grandeurs engendra la querelle.
« C’est à ton tour » rétorqua la fille sans même lui accorder un regard, continuant à peaufiner du dos de son râteau les créneaux de la tour qu’ils venaient d’achever.
C’était sans conteste la plus belle tour, la plus réussie, et elle – Julie – n’entendait pas lâcher l’affaire.
« Je vois pas pourquoi j’irais plus que toi » ajouta-t-elle sans lui laisser le temps de protester.
« D’autant que là-bas, conclut-elle, il y a des requins roses et figure-toi que moi j’en ai très peur des requins roses ! »
Cette ultime fourberie était plus qu’il n’en pouvait supporter.
« N’importe quoi ! cria-t-il. Il y a pas de requins et même s’il y en avait ils seraient pas roses ! Ils seraient blancs ! Ou noirs ou gris ou bleus ! »
Le dernier seau d’eau coincé entre les cuisses, le râteau figé comme si elle entendait capter la foudre, la petite brune déglutit et le fusilla du regard.
« C’est ma maman qui me l’a dit » siffla-t-elle.
Le garçon gonfla les joues, sans rien trouver à ajouter, et la construction reprit de plus belle, sur les bases nouvelles d’un statu quo et dans un silence laborieux seulement traversé par les criailleries des mouettes, les murmures du vent et les grondements du ressac, tout au loin.
Du coin de l’œil, Carlos observait cette petite peste qui s’était jetée à corps perdu dans l’édification de nouveaux remparts, plus ambitieux encore, utilisant sans vergogne le peu d’eau qui restait.
C’était lui qui avait eu l’idée d’un château fort. Il se voyait encore lisser les fondations du plat de la paume, creusant toujours plus profond, faisant sortir de nulle part un sable de plus en plus dur et glacé, et voici que cette intruse, une fille qu’il dépassait d’au moins deux têtes, et qu’il avait lui-même habilitée à collaborer à son œuvre grandiose, en avait peu à peu, discrètement, ingénument, pris la tête sans manifester une once de reconnaissance.
Carlos attrapa son propre seau, resté vide depuis trop longtemps, contourna l’édifice et le planta devant elle.
« Ta mère, elle t’a juste raconté ça pour que tu ailles pas te baigner sans tes brassards. Tout le monde sait que ça existe pas, les requins roses ! »
Finissant sa phrase, il ne put s’empêcher d’épier du coin de l’œil les terribles vagues vertes et bleues qui, à l’horizon, roulaient les unes sur les autres telles des dizaines d’énormes lits de mousse superposés, avant d’exploser sur le rivage dans un fracas de sable et de galets. De sable si précieux.
« Tant qu’on reste sur le bord, on risque rien du tout », renchérit-il.
Julie sourit. Elle s’attendait à cette répartie. Avant que sa propre mère ne lui en parle, de tous ces requins roses, elle n’avait jamais entendu quiconque évoquer leur existence. D’un autre côté, sa mère ne lui avait jamais menti.
Du moins pas à sa connaissance.
Le vrai problème c’était que cet imbécile qui se tenait là, immobile, était incapable de faire des pâtés corrects. A chaque fois, il lui fallait tout reprendre, tasser à l’aide du râteau. La raison en était simple : il ne mettait pas assez d’eau ! Il était radin, comme si sa vie en dépendait. Or, comment faire des créneaux sans eau ? Où avait-il vu ça, lui ? Des créneaux sans eau !
« Si tu me trouves une bouée, dit-elle, j’irai le remplir ton seau »
Carlos réfléchit, hocha la tête. Tous ces chalets, derrière, ils devaient bien renfermer des bouées et des brassards… Rien qu’au chalet de ses parents, il devait bien y en avoir au moins deux ou trois qui traînaient, datant de l’époque où il n’avait pas encore appris à nager. Au pire, ils feraient l’affaire.
Jetant un dernier coup d’œil au château, il remonta la plage jusqu’à son chalet, qu’il trouva fermé. Il tambourina, appela, colla l’oreille à la porte mais personne ne daigna répondre. Il se rabattit alors sur le chalet voisin, qui appartenait paraît-il à des amis, à des amis qu’il n’avait personnellement jamais vus, puis poursuivit son chemin.
Au bout d’une dizaine de chalets, Carlos se rendit à l’évidence. Ils étaient tous fermés. Ou tous vides. Heureusement, plus loin, deux enfants jouaient dans le sable. Lorsqu’il s’approcha, il vit que ces derniers étaient occupés à creuser un grand trou, un trou si profond qu’on pouvait voir l’eau, tout au fond, ça faisait comme un puits. Il releva la tête, jaugea ses deux concepteurs, avec l’œil du professionnel. Du professionnel un peu épaté.
Aucun des deux mioches ne portait de brassard. Ils écoutèrent poliment sa requête et lui suggérèrent de continuer dans la même direction : il finirait bien par trouver d’autres enfants, plus jeunes et inexpérimentés qu’ils ne l’étaient.
Et en effet, il les trouva.
Après avoir longuement marché dans le sable, ramassé une infinité de coquillages qui ne seraient jamais plus beaux qu’incrustés dans les tours de son château, écrasé au moins autant de petits tortillons qui, eux, semblaient toujours ne servir à rien de particulier, il tomba sur deux fillettes aussi blondes l’une que l’autre et sensiblement de son âge. A ce qu’il put en juger. Car si l’une était debout, l’autre était recouverte jusqu’au menton. Elles jouaient à s’enterrer. Une grande et belle bouée traînait près de leurs seaux désormais inutiles.
« Vous pouvez nous la prêter ? » fit-il.
L’enterrée secoua la tête et fronça les sourcils avec ostentation.
« Ce n’est pas pour moi… expliqua Carlos. C’est pour une amie. C’est une petite fille. Elle a les mêmes cheveux blonds que vous ! »
Les deux filles le dévisagèrent, mais restèrent muettes comme des carpes. Peut-être étaient-ce des hollandaises ? Il avait entendu ses parents dire que ces plages « grouillaient » de hollandaises. Un reste de sable glissa du torse creux de celle qui se tenait debout et, en voyant ce sable glisser, rejoindre le sol, blond lui aussi, Carlos eut subitement envie de le leur tasser sur la tête à coup de pelle. Il leur fit sa plus horrible grimace et reprit la route, baissant les yeux parce que le vent maintenant soufflait fort et lui balançait des grains de sable au visage, comme s’il était un pigeon.
Il fit demi-tour. La douleur, l’épuisement, avaient réveillé sa colère. Elle n’avait qu’à aller se les chercher elle-même ses bouées ! Mais lorsqu’il repassa tout près des deux garçons, qui étaient toujours en train de creuser le puits, il ne put s’empêcher de leur demander, d’une voix douce, presque craintive :
« Vous avez déjà entendu parler de requins roses ? »
Ils éclatèrent de rire.
Un peu plus loin, il marcha sur un coquillage coupant et c’est au pas de course qu’il rejoignit la félonne – tombant nez à nez avec son château pratiquement fini.
« Tout ce que tu veux c’est me voler mon château ! cria-t-il. Voleuse ! Voleuse !
– C’est que les bébés qui pleurent », décréta Julie.
Puis, contre toute attente, elle s’empara des deux seaux vides et partit en direction de la mer. Carlos ravala instantanément ses larmes.
« Et les requins roses ? » cria-t-il.
« Tant pis ! » cria-t-elle encore plus fort dans un haussement d’épaules hystérique et elle se remit à s’éloigner, un seau dans chaque main, s’amusant à pencher l’épaule gauche puis l’épaule droite, comme si les deux seaux vides n’étaient pas du même poids.
Carlos baissa les yeux.
Le château était magnifique.
Jamais il n’en avait vu d’aussi beau, même au Cap d’Agde.
Ses créneaux étaient les plus forts, et ses tours les plus hautes du monde.
Il se retourna mais Julie était déjà loin et il se rassit ou plutôt se laissa tomber dans le sable, de nouveau calme. Il tourna la tête.
Au loin, la mer semblait danser devant la minuscule chevelure brune qui voletait en tous sens, de plus en plus grosse comme si c’était elle qui avançait vers sa camarade de jeu et non sa camarade de jeu qui avançait vers elle. Il ferma les yeux et se rappela alors soudain le fracas de l’écume, qui roulait des galets impatients. A ses oreilles, les rafales sifflaient de plus belle, et un instant, alors qu’il rouvrait les yeux, terrifié, alors que la toute petite silhouette qui n’était plus qu’un gros point brun semblait se fondre dans la houle, Carlos crut distinguer, fendant les eaux tel un glaive, un gigantesque aileron rose.
Un peu plus tard, une main puissante enserra son épaule, le faisant sursauter.
Sa mère.
Accroupie, elle sourit devant son expression, mais la main dont elle lui caressa le menton sentait les algues. A cause du soleil, des grains de sables qui lui piquaient encore les yeux, et du sifflement fou du vent, il eut l’impression que celle qui se tenait là, si près de lui, arborait le même petit bikini rose que Julie.
Mais bientôt sa vue s’adapta au contre-jour et, levant la tête, il vit que celle qui venait de se redresser était décoiffée comme seules peuvent l’être les grandes personnes. Et sous ces yeux verts, qui maintenant considéraient l’horizon d’un air absent mais en tout point digne d’être aimé, le maquillage avait coulé, et les pommettes semblaient noircies par l’écume.

pink shark 2

Olivier Saison.

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Fondateur, Chroniqueur

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