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© Lars Tunbjork

Rencontre avec Alexandre Bruand, un cyber écrivain

Internet permet, via les blogs et les réseaux sociaux, l’apparition d’une littérature nouvelle. La glace se brise entre l’auteur(e) et son lectorat, une communauté d’internautes réactifs qui commente, critique et partage en temps réel. Les mots entrent en résonance avec d’autres formes artistiques, images, photographies ou musiques. Je suis allée à la rencontre d’Alexandre Bruand qui dépoussière avec  You’d better run away, le genre du roman-feuilleton en tenant en halène les internautes au fil de ses billets WordPress. Vacillant sans cesse entre le roman sociétal et la littérature érotique,  You’d better run away vous propose de suivre les aventures de trentenaires en quête de sens et de repères dans une France qui serait toujours gouvernée par la droite de Nicolas Sarkozy. Société de surconsommation, crise économique, colère sociale, bavures policières, montée des extrémismes, sexisme, racisme, Alexandre Bruand aborde par cet intéressant renversement toutes les problématiques du quinquennat Hollande. Et dans cette France qui va très mal il y a Marthe l’éternelle chômeuse fille d’agriculteurs, Isabelle, dite “la chouquette”, en charge de l’optimisation d’espaces publicitaires, Jalil, pigiste culturel à l’Écho de l’Atlantique et tous n’attendent plus rien de cette vie d’adulte. Ils s’étaient perdus de vue et se retrouvent après quelques années de vie adulte pour retourner ensemble en adolescence. Dans leur quête d’espoirs enfouis surgit Ephraïm, prophète étrange qui les invite à prendre conscience du monde qui les entoure.

Pourrais-tu te présenter en quelques lignes pour nos lecteurs ? Qui es-tu, que fais-tu dans la vie, ce qui t’a amené à écrire ?

Disons qu’il y a beaucoup de choses qui m’ont éloigné de l’écriture, plutôt et qui continuent à le faire même si j’essaie de résister le mieux que je peux… Je fais un boulot dans la fonction publique, qui ne me passionne guère, après avoir été journaliste quelque temps, mais, comment dire… Le travail a toujours été un sacrifice douloureux, et matériellement nécessaire, mais l’important, c’est l’écriture… Pour prolonger la présentation, je vis avec ma compagne et notre petite fille de 5 ans à Paris. Je suis né dans une petite ville de Saintonge, connue pour son eau-de-vie, pas loin de l’Atlantique. J’y ai vécu jusqu’à la fac.

D’où l’univers parisien, le monde du journalisme et des jobs “nécessaires” que l’on retrouve dans ton roman ?

Oui, je pense avoir mis dans mon texte de la rage et de la colère contre des boulots peu passionnants qu’on est contraint à faire, peut-être un peu trop d’ailleurs… (de rage…)

Tu trouves le temps d’écrire ?

Oui, je travaille à temps partiel, et j’essaie d’écrire aussi un peu le matin, mais j’y arrive mal. Je suis un gros dormeur.

Tu imagines dans « You’d better run away » une sorte de société parallèle dans laquelle la droite de Nicolas Sarkozy, « le petit tyran de l’Élysée », serait toujours au pouvoir (celui-ci ayant trouvé une astucieuse combine pour repousser les élections de 2012). Cette France est en proie à un « régime », non pas un gouvernement, qui nous rappelle à quelques détails près, comme le décès de Jean-Marie Le Pen ou la polémique sur le port du turban sikh, les travers de la nôtre : société de consommation, crise économique, chômage massif, perte de repères, montée des extrémismes, des citoyen(nes) qui se désintéressent de la politique. Pourquoi avoir choisi un tel scénario comme toile de fond à ton histoire, si ce n’est qu’une toile de fond ?

Parce que c’est ce que je vis, ce que nous sommes des millions à vivre… En fait, je ne sais pas si je devrais dire ça parce que c’est peut-être idiot, mais ce texte a pour moi une vertu de lutte, de résistance, toute individuelle, presque curative, contre le monde où l’on vit : tout simplement l’idée basique et un peu bête d’inventer un autre monde…

Ce monde serait donc peu différent du nôtre ?

C’est ça, pour moi, ce roman, je crois, est le rêve éveillé de ce qui se passerait si le monde dans lequel on vit – et dans lequel malheureusement peut-être on vit depuis des temps immémoriaux, ça dépasse Sarkozy ou Valls – cessait d’être ce qu’il est pour devenir meilleur… Et finalement, on ne sait pas s’il est vraiment meilleur après… Mais c’était ça l’idée. Je l’ai commencé en 2012, d’où Sarkozy, mais je me suis rendu compte au fur et à mesure de la publication, qu’il “colle” aux années Valls d’une façon presque flippante, l’état d’urgence, les blocus, l’exaspération sociale, Nuit Debout après les Indignés… En même temps ce n’était pas dur je crois de voir où on allait.

(…) ce texte a pour moi une vertu de lutte, de résistance, toute individuelle, presque curative contre le monde où l’on vit (…)

© Sebastien van Mallaghemp
© Sebastien van Mallaghemp

Tes personnages principaux (Marthe, Isabelle, Jalil) et légèrement plus secondaires (Ephraïm, Antonin, Audrey) ont tous plus ou moins trente ans et semblent ne pas être parvenus à devenir adultes ou du moins, s’ils le pensent, reviennent sans cesse à leurs désirs adolescents. Qu’est-ce qui t’intéresse dans cette génération de trentenaires désabusés ?

Je ne me suis pas posé la question en terme de génération je crois, je les ai “sentis” comme ça, en imaginant des personnages avec une grande nostalgie de l’adolescence face à un âge adulte qui ne tient pas ses promesses, peut-être avec une certaine dimension auto-biographique, en tout cas d’expérience vécue, sans doute. Sur le portrait de génération, car malgré tout ils appartiennent plus ou moins à la queue de comète de la génération “X”, il y a aussi l’inspiration de certains noms importants pour moi : Bret Easton Ellis, Douglas Coupland, en France Houellebecq bien sûr. Mais je les ai fabriqués comme ça, encore une fois parce que je les sentais comme ça : petits provinciaux qui reviennent à leur adolescence comme à un petit paradis… Pour fabriquer un paradis et l’opposer au monde infernal de “la réalité” avec ce prophète un peu chelou d’Ephraïm…

La question de la sexualité est un thème presque omniprésent, est-ce parce qu’il s’agit du seul exutoire à « l’absence de tendresse » dans cette France qui va très mal ?

Ah, la sexualité ! On m’a souvent fait le reproche effectivement de son omniprésence, qu’on peut trouver vaine, mais oui, je pense, il y a une dimension d’exutoire, ça fait partie de ce paradis qu’ils se fabriquent, dans leur îlot, dans leur bulle qui finalement “gagne” contre le monde (sans vouloir spoiler la fin…) Ça fait partie de ce Paradis tel que je l’imagine en tout cas… Mais tu as raison de rapprocher la sexualité de la tendresse, parce qu’effectivement, ils sont dans une recherche d’amour, de tendresse avant tout je crois…

Le lecteur peut suivre les aventures de tes personnages au fil de tes billets WordPress depuis janvier 2016, pourquoi avoir choisi de dépoussiérer de cette manière le genre du roman-feuilleton ?

C’est un peu étrange pour moi, en fait. J’ai écrit ce roman pendant quatre ans, et l’exercice de l’écriture m’a plutôt isolé – écriture sur un petit cahier, seul, loin des réseaux, moins voir les amis, etc. – et au moment de me poser la question de le faire connaître, de le donner à lire puisqu’on écrit pour ça quand même, je me suis dis : pourquoi pas sur internet, de façon feuilletonnée – alors qu’à la base je suis quand même un techno-plouc – et j’ai découvert, et je suis en pleine découverte, de l’univers des blogs et des twittos littéraires… Découverte à peine commencé d’ailleurs. Mais je n’ai pas abandonné de trouver un éditeur classique. Internet me permet d’entrer en contact avec des lecteurs et je trouve que ça n’a pas de prix.

Internet me permet d’entrer en contact avec les lecteurs et je trouve que ça n’a pas de prix.

© Irina Rozovsky pour Vice ("Les derniers restes de la Yougoslavie")
© Irina Rozovsky pour Vice (“Les derniers restes de la Yougoslavie”)

 

Tu illustres tes billets par des photographies (souvent crues, pensez à éloigner vos enfants des écrans quand vous lisez You’d better run away) ou les accompagnent de musiques, penses-tu que cela donne plus de sens ou plus de force à ton texte que sur un simple format papier ?

Je me suis donc dit qu’Internet pouvait être un bon moyen de faire lire mon texte, et que ça permettait, en plus, de l’enrichir de ce que le texte ne permettait pas : de musique (j’ajoutais des clips dans les premiers chapitres, aujourd’hui moins), et de photographies… Et je prends vraiment un grand plaisir à chercher des photographes qui entrent en résonance avec mon texte, c’est comme le réécrire une seconde fois, au point que je le trouve maintenant incomplet sans ces illustrations ! En fait, je crois que j’écris aussi, pas seulement, mais aussi parce que je ne sais pas jouer de la musique, ou prendre de belles photos… Assez souvent, je réfléchis, je sens en terme de musique ou de photo, d’ambiance, de lumière en tout cas, et j’essaie de le traduire en mots… Autant donc mettre un jeu de résonance en place avec de belles photos, sombres, nocturnes dans le premier tiers (William Eckersley…) et beaucoup plus lumineuses dans les post à venir… Car mon récit s’achemine vers une fin où il y a plus de lumière, enfin, je trouve. Oui, bon, “écrivain”, j’ai encore un peu de mal à me mettre dans ce rôle que je trouve un peu écrasant, et je l’avoue parfois que je trouve avoir sa part un peu de ridicule, mais oui… Partager ses textes, ses émotions, en tout cas… On écrit quand même sa phrase dans son coin, en essayant de la charger de plus d’émotion et de beauté possible, et après il faut qu’elle éclose ailleurs, qu’elle réagisse sous d’autres regards… Internet permet ça… Bon le livre aussi, mais pour l’instant c’est surtout internet qui veut bien de moi.

Ton roman a-t-il déjà une fin ?

Oui, oui, tout est rédigé, j’aurais eu bien trop peur de me lancer dans une publication sans être sûr d’aboutir ! Et je ne voulais pas décevoir ou laisser en rade les personnes qui me lisent et me font confiance pour les acheminer quelque part… Même si je ne sais pas trop où…

Enfin, quel est ton TOP 5 des livres les plus inspirants ?

J’ai lu dernièrement Demande et tu recevras de Sam Lypsite aux éditions Monsieur Toussaint, l’ouverture (Ted avait chroniqué son roman Demande, et tu recevras en 2015 sur Un Dernier livre, n.d.l.r). Houellebecq mais un Houellebecq américain, sans les lourdeurs avec une maîtrise du récit parfaite. J’aimerais savoir saisir la beauté, la mélancolie d’un instant, d’un geste, d’un amour comme Fitzgerald dans Tendre et la nuit… La Peau et les Os de George Hyvernaud, un auteur charentais. Moins que zéro de Bret Easton Ellis et Les choses de Perec et je crois que le compte est bon.

Propos recueillis pas Sonia. 

Photographies extraites des billets publiés par Alexandre Bruand.

 

img_3664You’d better run away, roman-feuilleton d’Alexandre Bruand, disponible sur son WordPress : youdbetterrunaway.wordpress.com

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