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Thomas Bernhard & Mahler- Maîtres anciens

En littérature, il existe des monstres sacrés considérés comme presque impossibles à adapter, des romans dont la retranscription est une prise de risque qui mène presque implacablement à un navet indigeste et illisible. Et pourtant, un illustrateur autrichien assez peu connu en France s’est attaqué avec brio à des sommets littéraires tels que Franz Kafka, Robert Musil ou encore Thomas Bernhard; il s’agit de Nicolas Mahler, dont seul l’adaptation de Maitres Anciens a été traduit en français pour l’instant.

Ce récit philosophique met en scène trois personnages dans un huis clos se déroulant au Musée d’Histoire de l’Art de Vienne, où le narrateur Atzbacher retrouve l’étrange Reger, protagoniste blasé et bilieux, dont la quiétude et la routine quotidienne dans la salle d’un tableau de Tintoret sont scrupuleusement protégées par le discret Irrsigler, surveillant du musée. Deux fois par semaine sans faute, le vieux Reger se rend précisément à la même heure dans la pièce de l’Homme à la barbe blanche, s’installe devant et passe de nombreuses heures à le fixer. C’est en ce même endroit, exactement sur le même banc, où se déroule le dialogue à sens unique entre Reger et Atzbacher, sur ce banc que le vieil homme misanthrope a fait la rencontre de la femme de sa vie il y a bien longtemps, sur ce banc que chaque jour il fixe un tableau qu’il a en horreur tout en réfléchissant sur la saugrenuité de l’Homme, sur l’aberration des oeuvres soit-disant magistrales exposées dans les salles silencieuses des musées. A ses yeux, la quête effrénée de la perfection rend ces tableaux ratés et indigestes, alors qu’en restant inachevés ils auraient peut-être justement atteint un certain absolu. Ce besoin de parvenir à l’excellence et à l’aboutissement de toute chose mène au final l’homme à se perdre dans un surplus de détails et de fioritures lourdes, dont la trop fine précision donne un final flou et laid.

Dans ce monologue cynique et acerbe, Reger explique également que même les plus belles choses, les plus somptueuses, décadentes et couteuses, maitrisées jusque dans le moindre détails et entrées dans l’Histoire, ne sont rien à côté de l’être humain et éphémère que l’on aime et chérit. De cet aveu découle une foule de questionnement sur le sens de l’accomplissement, sur celui de l’oeuvre d’une vie quand la chose la plus précieuse au monde n’est peut-être pas ce que l’on crée et expose mais une simple personne qui marche à vos côtés. Traitant aussi bien de musique, de théâtre que de tableaux, de politique, de religion que d’amour, Reger brosse un portrait peu flatteur mais délicieusement sage du genre humain. Sous la coupole de géants, qu’ils portent le nom de Titien, Mozart, Pascal ou bien l’habit du Pape, il explique que le plus gros malheur, la plus grande tragédie du genre humain est également de tout considéré avec sérieux au lieu de caricaturé, s’emprisonnant dans un sentiment d’admiration béate face à des sujets emplis de rien.
A travers ce soliloque c’est toute l’absurdité de cette quête de la perfection et de l’accomplissement humain qui est exposé à travers ces fameux « maîtres anciens », dont les oeuvres peuplent l’Histoire des arts de la peinture, de la musique et du théâtre.

Mahler en propose une réappropriation épurée et réussie aussi bien au niveau de la mise en page que de la découpe du texte original. Il réinvente pour ainsi dire le roman de Thomas Bernhard avec sa retranscription du dialogue à la misanthropie jouissive, ponctuée par des répétitions ressassantes et des silences cadencés. C’est d’ailleurs cette cadence, cette dynamique que Mahler a su insuffler à Maitres Anciens qui en fait un roman graphique tout à fait réussi.  De plus, l’humour absurde et cynique du texte original va merveilleusement de pair avec celui de l’illustrateur, dont les personnages très raides et minimalismes sont limites caricaturaux et d’un sérieux tout burlesque. A l’aide de décors épurés, de plans très larges et d’individus ridiculement petits, il donne de la profondeur et du souffle au roman original, venant parsemer ses illustrations de touches jaune vif, comme autant de petits projecteurs allumant certains détails.

De cette rencontre entre le texte de Thomas Bernhard et le dessin de Nicolas Mahler résulte un très bel album profond et philosophique, dont la lecture harmonieuse et équilibrée au dessin nous fait plonger dans des questionnements aigus et denses. Jouissif par son insolence éclairée et par le discours révolté de Reger, Maitres Anciens se lit lentement et posément, il se déguste par les yeux, par les neurones et par le coeur.

Editions l’Association
Collection Ciboulette
150 pages
Caroline

À propos Caroline

Chroniqueuse

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