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Traduire un singe – Cyril Gay & Théophile Sersiron

Un singe c’est malin.
Ça sait vous filer entre les doigts, un singe. C’est roublard, ça n’est pas toujours où on l’attend. Et quand ça l’est, encore faut-il savoir ce qu’il a en tête. Alors, un singe afro-américain drogué et alcoolique à l’égo gonflé comme un zeppelin ? N’en parlons même pas. Mais là, en plus de ça, on vous parle de le traduire le singe, de réussir à chopper ce salopard – avec l’aide d’un petit bouchon d’alcool s’il le faut, on n’est pas des bêtes – et de le tenir en place suffisamment longtemps pour pouvoir détricoter ses halètements sarcastiques et vous passer le tout de la langue de Shakespeare à celle de Molière. Tout cela, sans lui abimer le pelage.
Ce n’est pas une mince affaire. Des mois, ça nous a pris. Chacun devant son ordinateur, chacun dans son pays, deux traducteurs, quatre mains. L’un sous le soleil glacé d’Oslo, l’autre sous celui plus chaud de la campagne Bordelaise, à s’échanger des singeries par Skype. Un logiciel que Cheeta aurait certainement renié – la pixellisation des singes, il n’a jamais été pour – mais qui fait des merveilles quand deux des quatre mains d’une traduction se trouvent être à l’autre bout de l’Europe. C’est un logiciel qui permet une collaboration à mi-chemin entre la froideur laborieuse d’un échange d’emails et l’intimité parfois explosive de plusieurs mois de travail en face à face. Très efficace, donc. Quand ça fonctionne, bien sûr. L’ennui, c’est que ça ne fonctionne pas tout le temps. Internet est connu pour ses sautes d’humeurs. Alors nos sessions Skype étaient entrecoupées d’arrachages rageurs de modems et de rebranchages fébriles de câbles. Des aléas qui ont stoppés en plein élan des listes de synonymes déclamées avec toute l’autorité d’un Larousse mais qui ont aussi involontairement résolu plus d’une discussion sans issue. Heureusement, avant Skype et internet, on s’était tout deux occupés de bien préparer le terrain. À l’ancienne. Un bon vieil ordinateur, un traitement de texte, un dictionnaire bilingue, un crayon et du papier et, parfois même, un cocktail pour se mettre dans l’ambiance. On s’était coupé le roman en deux, et, penché sur nos moitiés, on avait traduit à tout rompre sans regarder derrière soi, avec, au fond de la tête, la petite voix qu’on pensait chacun donner à Cheeta.
Bien sûr au début, aucune de nos voix n’était tout à fait juste, comme des musiciens accordant leurs instruments, d’abord de leurs côtés, puis ensemble. Un accord atteint à grands coups de sessions Skype, de commentaires Word et d’échanges d’emails. Des échanges façon tennis, montant en intensité, s’affinant à chaque passage alors que nos styles respectifs s’imbriquaient. Les chapitres volaient d’un côté puis de l’autre, ils traversaient l’Europe à la vitesse de la fibre optique, agrémentés de nouvelles propositions et précisions, de nouveaux commentaires et corrections, surlignages et suppressions. Et puis, alors qu’on commencait à maîtriser la bête, Benoît, l’éditeur, a pris son stylo – son clavier, en fait – a deux mains et s’est lancé dans la danse. Il a secoué la bête, lui a rebroussé le poil, en a inspecté les moindres rides, les moindres recoins, pour nous aider à mieux la cerner, à mieux la dompter. Une nouvelle perspective, un troisième œil qui faisait passer un courant d’air frais sur notre Cheeta français à peine débarqué, encore imprégné de l’odeur lourde de sa jungle natale.
Alors on a repris du poil de la bête et on s’est appliqué à le rendre beau notre Cheeta, présentable. Sous les conseils de Benoît, on lui a taillé les phrases, on lui a limé les apartés et on lui a massé les descriptions. Il était déjà fringant dans sa version anglaise, bien sûr. Un singe au costume croisé, à l’oralité fluide, dense et précise, une classe naturelle qui mêle fausse simplicité et vraie complexité. Very British, en fait. Mais il nous le fallait à la française le notre, on devait lui retirer son costume anglais pour lui tailler celui qui allait l’habiller dans sa nouvelle langue. Alors on a pris le parti de sacrifier la densité du texte original pour en conserver toute sa fluidité, cette oralité faite de périphrases, de piques sarcastiques et d’interjections. La voix de Cheeta en fin de compte, celle d’un vieux singe acteur qui raconte, un verre presque vide à la main, son Hollywood a lui. Avec peut-être une lueur malicieuse au fond de l’œil, un petit truc qui vous fait peu à peu douter de sa démarche.
Et oui, parce qu’on vous l’avait dit qu’il était roublard le singe, avec son autobiographie de star qui reprend les poncifs du genre pour mieux les parodier, avec ses jeux de mots volontairement limite, ses poèmes abrutis et son humour parfois culturellement obscure. Il nous a forcé à creuser avant de tomber sur la bonne solution, à compiler des listes de mauvais jeux de mots sur des morceaux de papier, à passer des dizaines de minutes sur le placement d’un « putain » dans une phrase ou sur la nécessité d’utiliser un registre de langue soutenu dans une scène d’orgie. Alors on s’est serré les coudes, et quand l’un de nous deux éclairait le texte de sa connaissance du cinéma de l’époque, l’autre renchérissait en se servant de sa maîtrise de l’argot américain pour déjouer les pièges dressés à chaque page par ce satané singe facétieux. Des journées entières à peaufiner des jeux de mots, à se perdre sur d’obscurs articles en ligne pour essayer de démêler le vrai du faux, pour savoir si tel arbre existait bien, ou si telle célébrité aurait pu, oui ou non, être l’un des nombreux amants de Lupe Velez. Un vrai jeu de piste où l’on a suivi à la trace ce singe d’Hollywood et sa verve comique si difficile à coincer.
Car au final, il nous a eu l’animal avec sa petite lueur dans l’œil et son air de ne pas y toucher. Il s’est bien foutu de nous avec ses mémoires aux airs de gimmick, qui tiennent sur la prémisse cocasse d’un singe écrivant les dessous d’Hollywood. Que dalle, oui. C’était bien plus profond que ça son affaire. Nous qui pensions y aller les mains dans les poches, on s’est fait avoir comme des…singes ? On aurait dû se méfier en fait, parce qu’on avait vite vu que le texte en lui-même renfermait déjà beaucoup plus qu’il n’en laissait paraître, qu’il regorgeait d’un esprit très voltairien et qu’on apercevait sous la surface une analyse féroce de la société du spectacle, du traitement des animaux, de la célébrité et de la vanité humaine. Alors pourquoi diable ne nous sommes nous pas douté de la tâche qui nous attendait ? Peut-être simplement parce que l’adroite fluidité de la langue de Cheeta a su nous tromper. Il nous avait bercé de son bel accent simiesque et nous avait fait l’aimer, sans qu’on y pense à deux fois. Dans notre tête, on sirotait avec lui des cocktails sur la terrasse en écoutant ses histoires. Et là, alors qu’on se retroussait tranquillement les manches pour s’y mettre, il nous a fait son fameux double retroussé de lèvres et nous a laissé entrevoir dans quoi on s’était engagé, qu’on allait y laisser des poils dans cette traduction. Il nous a eu par les sentiments, on était alors déjà bien trop attaché à lui pour ne pas le traduire dans toute sa complexité. Nous qui pensions profiter pépère de sa célébrité, c’est finalement lui qui a bien profité de nous, en nous touchant au cœur, en ne nous laissant pas d’autre choix que de bosser nuits et jours pour faire découvrir au public français ce bien étrange animal dans toute sa gloire hollywoodienne et son intelligence simiesque.
Comment on dit « bien joué, mon salaud » en chimpanzé ?
Umgawa ?
Alors, umgawa.

—-
Cyril Gay &
Théophile Sersiron

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Fondateur, Chroniqueur

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