Aujourd’hui véritable succès éditorial et traduite en trente-cinq langues, l’œuvre de la poétesse Canadienne Rupi Kaur s’impose comme l’une des plus inspirantes et sensibles de la première génération des instapoets, ces artistes de la poésie contemporaine qui diffusent principalement leurs textes par le biais des réseaux sociaux.
Lait et miel, premier recueil publié en 2015, est une suite de courts poèmes en prose d’abord partagés sur Instagram et autour desquels s’est créée une véritable communauté de lecteurs fidèles et stimulants. C’est d’ailleurs sur les conseils de ces derniers que la poétesse regroupera ses textes épars dans un livre. Il n’en demeure pas moins que, loin de constituer une œuvre fragmentée, Lait et miel se lit au contraire dans un seul mouvement, comme un long poème.
Profondément intime et pourtant universel, c’est une mise à nue totale, un don de soi que nous donne à lire Rupi Kaur. Dans une écriture instinctive et spontanée, presque sans ponctuation et qui suit donc le rythme de la pensée, elle traite déjà des thèmes qui sous-tendront l’ensemble de sa poésie (nous les retrouverons dans Le Soleil et ses fleurs publié en 2017 et Home body en 2020). En filigrane, et avec une remarquable subtilité, elle aborde ses origines indiennes et sa famille Sikhe, les questions liées au féminisme, la solidarité et l’acceptation de soi.
Sur chaque page, un dessin, en fines lignes noires, dialogue avec le texte et le complète parfaitement, sans que jamais l’un prenne le pas sur l’autre. Le mouvement du trait est déjà poésie en soi. Enfin, ce livre est également un magnifique hommage rendu à l’acte même d’écrire et au pouvoir guérisseur des mots.
souffrir
Brute et perturbante, la lecture s’ouvre sur un viol subi pendant l’enfance. C’est brutal et sans détour, uniquement les mots pour ce qu’ils sont : des flashs droit dans les yeux.
le viol va
te déchirer
en deux
mais il
ne va pas
t’achever
Tout n’est que contrastes et tensions dans cette première partie. Ce qui est tellement difficile à exprimer est pourtant décrit avec force et précision.
L’épanouissement, enfin, naîtra de la rencontre amoureuse :
aimer
L’amour arrive comme une réponse à la souffrance. C’est l’amour maternel, mais aussi le plaisir et la sexualité féminine. L’écriture se fait sensuelle et pétillante, la lecture est un flot d’émotions.
l’amour viendra
et quand l’amour viendra
l’amour te tiendra
l’amour criera ton nom
et tu fondras
parfois cependant
l’amour te fera souffrir
mais toujours sans le vouloir
l’amour ne trichera pas
car l’amour sait que la vie
a déjà été assez difficile
Malgré tout, ce qui avait procuré tant de joie et d’émerveillement prendra fin, inévitablement :
rompre
C’est ici qu’émerge une thématique chère à l’autrice : après le chaos de l’enfance, les tempêtes de l’amour et jusqu’à l’inéluctable rupture, vient le temps, salutaire, de la célébration de soi.
je suis un musée rempli d’œuvres d’art
mais tu avais les yeux fermés
avec, comme fil conducteur, l’idée que l’on peut se remettre de tout :
guérir
tombe
amoureuse
de ta solitude
Guérir de tout, à condition de se célébrer soi même, en tant que femme, mais aussi célébrer les autres et leurs réussites, dans un effort de solidarité et de bienveillance.
Le temps de quelques heures de lecture la poétesse nous a plongés dans la noirceur la plus dense pour finalement mieux nous exposer à la lumière, à travers une expérience immersive et sensorielle comme seule peut en proposer la poésie.
Si Rupi Kaur s’est sauvée de ses blessures en écrivant ce recueil hypersensible, nul doute que nous serons soulagés de nos tourments à la lecture de son œuvre, douce et consolante comme le lait et le miel.
Traduit de l’anglais (Etats Unis) par Sabine Rolland
Editions Pocket (2019)
208 pages
amélie