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peinture d'August Strindberg

August Strindberg – Inferno

Angoisse, délire, paranoïa, remise en question spirituelle et dérive psychique : telles sont les épreuves subies par l’un des plus grands hommes de lettres suédois et racontées dans un récit autobiographique : Inferno.

C’est en français qu’August Strindberg a décidé de décrire ce qui fut l’une des périodes les plus sombres de sa vie, que les commentateurs futurs baptiseront la « crise de l’Inferno ».
Connu pour être l’un des pères du théâtre moderne (Mademoiselle Julie, Père, Le Pélican, Maître Olof), l’artiste, né en 1849 à Stockholm, était également romancier (La chambre rouge), peintre, photographe et scientifique.

Après le Plaidoyer pour un fou, écrit également en français en 1887 et dans lequel l’auteur évoque les déboires de son premier mariage, Strindberg reprend le thème du bouleversement intérieur avec Inferno, qui devient en quelque sorte le point d’orgue, le paroxysme de la crise entamée dans le Plaidoyer. Elle y est d’ailleurs multiple : c’est à la fois une crise psychologique, spirituelle mais également esthétique.

Débutant au moment d’une nouvelle séparation, qui sonnera l’échec de son second mariage avec la journaliste Frieda Ulh, le récit est écrit en très peu de temps, entre le 3 mai et le 25 juin 1896 à Lund. Il raconte une période allant de 1894 à 1896 au début de laquelle Strindberg est installé à Paris. Prenant ses distances avec le monde de la littérature, l’homme se passionne pour la chimie, ce qui n’est pas au goût de sa femme qui le quitte pour rentrer en Autriche auprès de leur fille de deux ans. Laissé seul, entièrement préoccupé de ses expériences scientifiques, la santé mentale d’August Strindberg se dégrade. Passablement névrosé de nature, peut-être flanche-t-il sous l’effet de l’absinthe et des produits chimiques ? Il traverse en tout cas une véritable crise qui le mènera à fuir la capitale, puis le pays, se croyant la cible d’ennemis en tout genre.

Corrigé par Marcel Réja (poète à ses heures mais surtout médecin aliéniste et auteur d’un essai : L’art chez les fous),  le texte est présenté par l’auteur comme la simple transcription de son journal :

Que celui qui considérait ce livre-ci comme un poème consulte mon journal, tenu jour par jour depuis 1895, et duquel ceci n’est qu’une mise en œuvre, amplifiée et arrangée.

Et plus loin

Ma belle-mère et ma tante sont deux sœurs jumelles […] C’est pourquoi je les confonds dans ce récit qui n’est pas un roman avec des prétentions de style et de composition littéraire.

Cependant l’amplification et le réarrangement avoués par l’auteur ne doivent pas être oubliés. En effet, Strindberg propose un récit parfaitement construit, et admirablement pensé, dans lequel les sentiments et les états d’âmes qu’il traverse sont analysés par le prisme de ses nouvelles convictions religieuses et son attrait pour les théories de Swedenborg. Ainsi la structure du texte est bien plus complexe qu’un simple journal couché sur le papier.

Le récit, que l’auteur ne veut pas appeler roman, s’ouvre sur un « mystère », une courte pièce en six actes : De creatione et sententia (à laquelle Réja donne pour titre Coram populo ) qui provient d’une version poétique de son drame Maître Olof. Cette pièce représente un Lucifer, le« porteur de lumière » qui défend les hommes contre les manipulations de Dieu, personnage inique et cruel, tandis qu’un être supérieur, l’Éternel, semble dominer ces vains débats. Dieu, considéré comme responsable des fautes des hommes, finit par se repentir :

Ainsi va le monde : quand les dieux s’amusent, les mortels en abusent !…

Le choix de mettre cette pièce en introduction est expliqué à la fin du texte, indiquant par là la volonté de construire son récit a posteriori.

Le roman à proprement parler est divisé en vingt chapitres qui peuvent se lire comme les deux grandes étapes traversées par l’auteur, son chemin de croix, de la prise de conscience à l’acceptation. La première partie va de « La main de l’invisible » au « Purgatoire » et la seconde d’ « Inferno » à « Vers quel but ? ». Les deux parties étant séparées par le chapitre le plus long, intitulé « Extraits de mon journal » dans lequel la paranoïa commence véritablement à s’installer. On trouve donc dans Inferno deux aspects : d’un côté la perturbation des croyances et le désordre psychologique et de l’autre la précision et l’organisation avec lesquelles ils sont représentés.

Ce livre est celui du grand désordre et de la cohérence infinie.

En plein divorce, uniquement provoqué de l’aveu même de Strindberg par son comportement instable et irrationnel, l’auteur est en train de remettre en cause ses croyances. D’abord protestant puis devenu athée, il se fait mystique pendant son séjour parisien :

Me voilà tombé de l’athéisme dans la superstition la plus complète.

Obnubilé par la volonté de créer de l’or, la chimie devient alchimie. La fréquentation des théosophes lui fait craindre des sortilèges lancés à son encontre et aggrave son sentiment de paranoïa. Prenant conscience au début du roman de la présence d’une force invisible qui guide sa destinée, il essaye vainement d’interpréter les signes et fonctionne par un système d’analogies qui se retrouve dans son écriture. Cette remise en cause de ses convictions le plonge dans un questionnement émotionnel :

C’est que, bien que je ne puisse la formuler, une espèce de religion s’est créée en moi. Un état d’âme plutôt qu’une opinion fondée sur des théories ; un pêle-mêle de sensations plus ou moins condensées en idées.

Encore dans le flou spirituel, n’ayant pas tout à fait atteint le mysticisme rationnel qui le ramène un temps dans le giron du catholicisme, ses interrogations lui font traverser une grave crise psychique. Ses sensations vont être longuement explorées, vécues avec une brutalité dérangeante pour le lecteur, témoin de la folie qui s’installe :

On n’ose pas me tuer, on veut seulement me rendre fou, par des artifices, puis me faire disparaître dans une maison blanche.

Persuadé d’être la victime de forces occultes dirigées contre lui, il s’imagine également poursuivi par des machines électriques pilotées par ses ennemis et censées atteindre son intégrité physique à distance, ce qui lui vaudra de très fortes crises d’angoisse nocturnes et plusieurs déménagements. Chassé d’un endroit à l’autre par ces peurs irrationnelles, il finira par quitter Paris pour Dieppe, puis la Suède et l’Autriche pour enfin retourner en Suède d’où il compose son récit.

La folie est donc une composante centrale du roman. Soigné un temps par un ami médecin, l’auteur redoutera longtemps l’internement dans un asile d’aliénés. Cette folie vient selon l’auteur de l’incompréhension spirituelle dans laquelle il se trouve.

Trois grandes figures l’accompagnent dans ses errances physiques, psychiques et mystiques : Orfila le scientifique (médecin et chimiste français d’origine espagnole, pionnier de la toxicologie légale), Balzac le guide qui, par le biais de la lecture de son roman Séraphîta, l’amènera finalement à la rencontre des travaux de Swedenborg. Travaux dans lesquels il trouve une forme de transcendance et une réorientation spirituelle qui explique à ses yeux les nombreux tourments qu’il vient de vivre :

La terre c’est l’enfer, la prison construite avec une intelligence supérieure, de telle sorte que je ne puis faire un pas sans froisser le bonheur des autres, et que les autres ne peuvent rester heureux sans me faire souffrir.

Strindberg, qui cherchait en vain le moyen de se repentir, le trouve enfin dans les théories de Swedenborg.

Ainsi, l’équation de ma vie : un signe, un exemple pour servir à l’amélioration des autres : un jouet pour montrer la vanité de la gloire et de la célébrité ; un jouet pour éclairer la manière dont il ne faut pas vivre, un jouet qui se croit prophète et se trouve démasqué comme un imposteur.

Cette réorientation spirituelle s’accompagne d’une réorientation esthétique. Si le récit démontre un véritable attrait pour la liturgie, mais aussi pour le symbolisme, il témoigne également de la transition de l’écriture naturaliste vers les débuts d’une forme expressionniste.

Les longues descriptions des lieux parcourus par l’auteur et les analogies qu’il trouve entre la nature qu’il observe et les forces occultes semblent une volonté presque naturaliste d’ordonner une forme de désordre. Cependant, la puissance évocatrice qui parcoure le roman penche résolument vers un expressionnisme mystique. La vision totalement subjective du monde que propose Strindberg, ainsi que les états émotionnels paroxystiques qu’il subit et qu’il décrit, sont autant d’éléments qui s’apparentent au genre nouveau qui prendra pied dans le premier quart du 20è siècle et dont le suédois sera considéré comme l’un des précurseurs. Les commentateurs diront d’ailleurs de l’œuvre de Strindberg qu’il y a un avant et un après Inferno.

Véritable séisme personnel, les années 184-1896 constituent une épreuve très violente traversée par l’artiste et de laquelle il tirera un grand roman, complexe, dense, émotionnellement chargé : le portrait magistral d’une crise intérieure profonde.

 

Inferno d'August Strindberg aux éditions GallimardÉditions Gallimard (collection L’Imaginaire)
Notes et postface de Carl Gustaf Bjurström
280 pages

Hédia

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Un commentaire

  1. Une brillante analyse de ce livre! Je cite Jung dans l’homme et ses symboles : « nous sommes si accoutumés à la nature apparemment rationnelle de notre monde que nous pouvons à peine imaginé qu’il s’y produise quelque chose que le bon sens ne suffise pas à expliquer. » Jung a été fort inspiré par les travaux de Swendenborg et cette phrase résume tout à la fois je trouve. Merci pour cet article

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