Voilà un bien étrange roman qu’est Le Bal des Ardents: du désastreux charivari de 1393, l’embrasement des corps et la folie sont similaires mais le reste ne coïncide pas. Fabien Clouette nous émerge dans un carnaval certes, mais le carnaval d’un pays innomé où le sable fin côtoie la boue et l’asphalte l’écume des océans. Sur les côtes de cette région que l’on peut situer en Asie du Sud-Est grâce à quelques indices parsemés au fil du récit et par la faune et la flore évoquées, une cité portuaire apparement autrefois florissante est peu à peu rongée par la mangrove et le sel des embruns.
Les énormes grues sont rouillées, les eaux emplies d’épaves où pullulent poissons et araignées de mer, et le temps semble suspendu aux paupières des habitants.
Plus de touristes à l’heure du récit, seulement deux plaisanciers et le Sans-voix: cargo mystérieux où les quelques membres restants de l’équipage ont fait voeux de silence. Malgré tout cette torpeur apparente et ce temps qui coule entre les racines ligneuses, les troupes du roi sont en marche vers la cité afin de fermer le Port, troupes d’un roi que l’on ne sait si il est mort ou toujours vivant. Si il est bel et bien décédé et que le Port ferme, c’est la fin pour tous ses habitants qui sont là depuis toujours, enlisés corps et âmes à ce récif grignoté un peu plus chaque jour par l’oubli.
“Pas d’éclats, et juste au moment des impacts doux, des auréoles qui partent et s’éteignent avec prudence, les plancton réveillés par la nage de Danvé qui s’éloigne et auquel ils ne font plus attention. Les papillons dans le feu, encore. On ne voit pas les témoins rouges des plongeurs d’eau froide la nuit. Pas de perturbation ici, comme là-bas. Car c’est déjà le bouches et les mains douces, les portés comme le oublis. Lorsque ces mains sont sourdes et déplacent les marques, les encres et les musiques. On est ici, comme là-bas, dans les deltas mouvants qu’on prie ou qu’on observe, c’est selon, du moment qu’on oublie beaucoup.”
Fabien Clouette laisse la parole à Yasen, Tabulo, Levant, Danvé ou encore Orque-Anne afin de filer ce récit en dehors du temps et de l’espace. Lanceur de boomerang, pécheurs-contrebandier, plongeur-démineur et barmaid hantent le récit de leurs voix, ponctuant de phrases brèves leurs déambulations mentales. Toujours portée par une narration extérieure, Le Bal des Ardents laisse sentir un parfum de fin du monde et de décomposition végétale et maritime. On entend le cliquetis des crustacés sur les coques poreuses des épaves, les clapotis entre les pieds de la mangrove et la respiration des hommes qui foulent les Rouges, coupent la nuit dans les bois vers la Longue Route où plongent au plus profond de l’océan vers les Soifs. L’île-prison décrépite et abandonnée témoigne d’une monarchie sans morale, pendant que la succession d’affiches représentants le Roi forme une croûte épaisse sur les murs de la ville. Ce fameux rois qui arrive avec ces troupes, lui ou son cadavre, qui sait?
Et c’est cette ignorance qui est l’élément déclencheur de la révolution, cette ignorance mêlée à cette poudre que l’Etat jette aux yeux du Port avec cette princesse qui est renouvelée tous les 5 ans et ces portraits soit-disant récent du Roi qui sont en fait toujours les mêmes, c’est cette mascarade et la peur qui en découle qui va instillé une rage sourde dans les coeurs des citadins. Le Bal des ardents est une corde raide tendue au dessus d’un gouffre abyssale menaçant d’engloutir ceux qui s’approche trop prêt de son épicentre primitif.
Rage et folie vont exploser durant le carnaval, célébration d’un roi éphémère singeant cette monarchie à la fois omniprésente et lointaine, glorifiée et crainte par dessus tout. On assiste à un embrasement populaire où Fabien Clouette mélange fait historique réel et révolution fictive. Un pays mi-réel mi-imaginaire devient la scène d’une mascarade puissante et fébrile faisant écho à bien des faits qui ont marqués l’Humanité.
“Il se voyait même lui aussi dans la forêt, marcher à travers tout. Il voyait Racin plonger plus profond que jamais. Les bouillies et les bulles parfaites. Dansé le voyait bien, d’abord sur son porche, puis sur le pont. Dans l’ombre, alors, il se resservirait, attendrait un temps comme ça, le yeux posés sur les pélicans. Puis il se lèverait et marcherait vers le cargo. Car c’était peut-être le moment d’aller voir une dernière fois tous ces lieux qui n’existent plus.”
L’écriture de Fabien Clouette, tout en allusions et demis-mots, aveux et débâcles, fait de ce livre une oeuvre poétique et cruelle. On a l’impression d’assister à un rêve éveillé où les personnages se succèdent à la fois nets et brumeux, déséquilibrés et émotifs. Chaque chapitre est un pas de plus vers le soulèvement qui gronde et s’insinue pour éclater en un bouquet final apocalyptique.
Consumé par le feu, la peur et l’allégresse, ce Bal des Ardents est déroutant, les repères y sont déplacés et parfois on a l’impression de se perdre dans les méandres des courants océaniques. J’ai vraiment été saisie par cette lecture, troublante et d’une beauté lourde et organique. Encore une fois, les Editions de l’Ogre propose une oeuvre belle à en pleurer par sa forme et par son fond, à la fois délicate et monstrueuse, à la manière des hommes.
“D’images troubles encore au fond, se laisse emporter, mais nage et respire, mais mord. Couper les têtes et les bras pour des descendre plus bas, faire tomber. Et tomber avec, laisser les joues reprendre leur forme, lentement pendant une heure d’apnée sur les draps immobiles, les cartons de boissons. Des fractions, des aveuglements, des souffles- comme si on avait mangé les lits des petits ruisseaux, mais que rien était renversé. Qu’on avait rien fait tomber, rien cassé, rien mordu. En suspension.”
Editons de l’Ogre
191 pages
Caroline