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Assaut, Julie Boudillon - Magnani.pendus (2)

Julie Boudillon – Assaut

« Tout semblait normal à ce petit groupe de personnes, un voyage tranquille dans un fleuve presque trop petit avec une famille minuscule. Pas de gestes brusques ni d’atteinte physique, pas même d’intimidation. Quelques-uns étaient arrivés et nous étions vaincus. »

L’inattendu – l’improbable, sinon l’impossible – est arrivé. Et reparti, comme il était venu : sans plus d’explication. L’événement, l’élément perturbateur, s’est produit une fin de soirée. Sous la forme de géants, hommes et femmes, attablés à bord de paquebots colorés plus immenses encore, invitant à les rejoindre et à dîner les familles venues en foules les observer. Parmi elles, un enfant, un père, une mère, qui raconte l’histoire au nous, sans que nous puissions savoir qui parle, sinon qu’il ou elle se distingue de l’enfant. Devine bientôt celui-ci conquis dans le silence par ces géants aux sourires discrets, à l’attitude imposante et débonnaire, malgré les avertissements en pensées du parent qui entrevoit, sait déjà, entame le récit introspectif et rétrospectif de cet assaut présent et à venir.

« Dans les semaines qui ont suivi cette nuit-là rien n’a changé. Tout ce qui avait constitué jusque-là notre existence restait à la même place. Il faut comprendre par là qu’il y avait toujours des pays, il y avait toujours des gouvernements, il y avait toujours des guerres et des sommets internationaux. Il y avait toujours des journaux pour nous informer de ces événements. Il y avait toujours des téléphones, des ordinateurs et des transports en commun. De même, il y avait toujours du travail et des congés payés, des ascenseurs, des supermarchés. »

Avec la disparition des géants, le silence et la peur des parents, l’excitation et les interrogations de l’enfant grandissent. Le phénomène a eu lieu partout, et partout les adultes ont feint de l’ignorer plutôt que d’affronter l’évidence de leur ignorance et la réalité de l’expérience vécue. Dépassés, ils ne peuvent bientôt plus ignorer la précision, ni des souvenirs, ni des questions de l’enfant. Mais continuent obstinément à faire comme si, à vouloir poursuivre leur vie comme si de rien n’était. Bientôt l’épisode des géants gagne de façon obsessionnelle non seulement les conversations, mais aussi les jeux, les jouets, les ritournelles, les dessins. Tout ce qui avait toujours semblé aux parents plus anodin que significatif. Tout ce qui grandit avec l’enfant et se tait soudainement bientôt avec lui, transforme ses gestes, qui deviennent automatiques, et renforce l’indifférence qu’il manifeste à ses parents. Comme si, à son tour, il jouait le jeu à minima, plus par effacement qu’à dessein.

« Nous lui avons demandé de nous répondre, c’était l’injonction habituelle : quand on te pose une question, tu dois répondre, quand je te lance un fil tu l’attrapes, sinon nous tombons tous les deux dans le vide. »

Les spécialistes sont consultés en vain, le mot d’épidémie lancé. En somme, ensemble, les adultes continuent à jouer leur rôle d’adultes, impuissants face aux enfants, à leur comportement. Seule une secrète connivence semble s’être installée entre ces derniers, qui ajoute à leur étrangeté. L’enfant continue de manger, d’aller à l’école. Et puis, un beau jour, disparaît pour de bon. Là encore les adultes font ce que l’on attend d’eux, appellent la police, lancent des avis de recherche, organisent des battues, enferment ceux qui restent, continuent de travailler. Jusqu’à ce que, tour à tour, tous les enfants disparaissent. Les adultes renforcent leur propre comportement, font appel à l’armée, à tout ce qui peut les rassurer. En vain. L’atonie, le désespoir, gagnent certains. L’incompréhension et l’impuissance tous. Et puis les adultes, un à un, disparaissent à leur tour. Des hurlements, des accidents, des ombres. La fenêtre comme un écran et l’écran de télévision comme seuls accès à un extérieur devenu léthal — l’angle mort de la rue, la réalité qui ne parvient que par fragments, ou déformée. Et les rires des bandes d’enfants, ensauvagés, qui sont revenus pour les massacrer.

« Vivre devait devenir résister et lutter. Mais que savions-nous de la lutte, adultes endormis à la surface des habitudes, et que savions-nous des enfants ? Et de l’ennemi venu une nuit et reparti sans violence. Qu’en savions-nous ? »

Assaut, Julie Boudillon - Magnani - rue

Avec une grâce et une poésie infinies, Julie Boudillon signe un premier court récit très beau et très réussi, introduit et illustré par une douzaine de dessins bien sentis d’Eugène Riousse, qui bénéficie du très beau travail d’édition graphique de Magnani dont c’est le deuxième roman. Avec sa couverture embossée, sa typographie classique, mais précieuse avec ses ligatures, ce singulier Assaut est un conte et parabole pré/post-apocalyptique qui rappelle, non par son style souple et délié, mais par son univers, tout à la fois Saccage et de La ville fond de Quentin Leclerc, Dans la forêt de Jean England, Une immense sensation de calme de Laurine Roux, Les Coucous de Midwich de John Wyndham (adapté au cinéma sous le titre Le village des damnés) ou encore les films de zombie.

Ici tout se passe à notre insu, sans que l’on ne puisse jamais rien voir venir que le blanc annonciateur du pire. Même les retraits alternés des paragraphes participent à l’étrangeté du récit, au décalage, à la perte des repères. Nous sentons les choses tanguer autour de nous, alors que c’est nous qui avançons au gré des récits dans le récit ; avons l’impression d’être fixe quand, comme un paquebot, parallèle au nôtre, la route ou le point de vue emprunté croise celle ou celui d’un ou d’une autre qui surgit. Tout cela continue à nous surprendre, à nous tenir en haleine, à nous maintenir dans une forme de doux malaise, d’angoisse. Une atmosphère étrange et singulière, parfaitement induite et soutenue de part et d’autre du livre par les intrigants et imprégnants dessins d’Eugène Riousse, également auteur chez Magnani, dans un autre style, d’un visiblement fracassant et fracassé Benoît de coco. Nous percevons ainsi les choses comme à l’abri et à la merci de l’extérieur, de ces enfants qui, au fond, on renversé les règles du jeu pour en décider, et le pousser comme et jusqu’où bon leur semble.

Assaut, Julie Boudillon - Magnani.pendus

Des enfants habituellement à la merci d’adultes capables de les contraindre, de les asservir, voire de les anéantir. Proches (qui peuvent être déficients, démissionnaires, violents, incestueux — toutes choses évoquée par et à travers le roman Chienne de Marie-Pier Lafonfaine) eux-mêmes soumis à d’autres plus ou moins lointains et puissants (patron, ou président porteur du « biscuit » nucléaire). Ici, et malgré tout, seuls les géants, empreints de couleurs et de cordialité, sont présentés comme « monstrueux » : ils sont ceux que l’on montre et qui se montrent, se dressent par leur existence même, contre nature, c’est-à-dire en vérité contre « toute forme de code social » (qu’ils semblent partager pourtant et font apparaître de manière grossissante), et qui constitue la norme présentée comme naturelle dont les parents, et leurs enfants pendant et après eux, sont garants. Mais il suffit là encore que la culture cède du terrain pour que la nature reprenne ses droits.

Conquis d’emblée par le court extrait découvert à l’occasion du prix Hors-Concours, je m’attendais à un récit qui s’acheminait vers une certaine violence ou sauvagerie. Julie Boudillon nous offre au contraire une histoire subtile, toute en douceur, écrite au nous, dont les protagonistes, entre sidération et nostalgie, enfance et vieillesse, se retrouvent, par cette succession d’événements, progressivement démunis de tout : habitudes, certitudes, outils et amour. Des adultes qui ne se distinguent des enfants que par leur rôle de parents et de salariés auxquels ils se rattachent et leur propension sans borne à obéir (systématiquement et de manière si prévisible) aux habitudes et aux normes qui les bordent et les mornent face à l’inattendu, dans le récit (géants, massacres) comme dans la vie (pandémie). Des adultes incomplets qui, au fond, ne connaissent le monde que par ce qu’on leur en a transmis, qu’ils transmettent à leur tour, plutôt que par une expérience sensible, directe et personnelle, réfléchie et véritable.

Des adultes auxquels l’autrice jette d’autant moins la pierre (enfin si, et un tas d’autres choses et coups « de couteaux, de marteaux, parfois de hache », de fusils aussi) qu’elle en adopte le point de vue — et que l’ennemi est efficace et précis, vif même quand il prend son temps, intelligent et inoubliable, touchant et attachant, nous surprend et nous marque durablement, interroge et fascine, à l’image de ce premier roman.

« Nous ne regardons pas la lune, nous n’apprenons pas grand-chose. Nous allons mourir comme ça, à la surface des choses dans lesquelles nous ne nous serons jamais enfoncées.  »


Magnani éditeur

144 pages

Eric

 

À propos Eric

Chroniqueur. Critique, écrivain et membre actif du Général Instin. Il publie textes et articles dans diverses revues en ligne (Remue.net, Poezibao, Sitaudis, La Vie manifeste, Hors-Sol, Lundi matin, Recours au poème, etc.) ainsi que sur son site personnel, avec un intérêt particulier pour l’édition indépendante, la littérature contemporaine et expérimentale, poétique et politique.

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