Les histoires d’après la fin du monde, nous en sommes aujourd’hui abreuvé.e.s, largement, et de toutes sortes.
Si beaucoup tiennent explicitement du genre post-apocalyptique, d’autres semblent naître d’imaginaires différents, chez des auteur.e.s qui jusque-là n’écrivaient pas de science-fiction (l’exemple le plus connu étant sans doute Cormac McCarthy avec La Route). Peut-être d’avantage que des sous-genres comme le space opera ou le cyberpunk, les ressorts du post-apocalyptique semblent attirer et nourrir des histoires qui, sans être affiliées à la littérature de genre par un éditeur ou une collection, en empruntent en partie les codes.
Certaines fictions post-apo induisent leurs intrigues des modalités qui ont précipité la chute des civilisations humaines : apocalypse zombie, épidémie, changement climatique, catastrophe nucléaire… nous sommes gavé.e.s d’une véritable typologie en la matière. D’autres s’abstiennent de les expliciter, pour se concentrer uniquement sur l’après de la catastrophe, réduisant la connaissance du monde fictionnel à l’ici-et-maintenant de leurs protagonistes.
« Avec les années, Baba réapprit à vivre. Les enfants grandirent. Ils se marièrent, donnèrent naissance à aux petits-enfants. Une nouvelle génération naquit. La vie reprit ses droits. Sans personne ne l’ait jamais décrété, il fut décidé que la guerre devait être effacée des mémoires. Nous étions la première génération du Grand-Oubli.
Nous ignorerions les Invisibles.
Ce soir-là, j’avais promis à Baba de conserver le secret. Elle avait laissé planer leur nom en suspens, si bien qu’on aurait pu croire à un résidu de peine. De quoi les Invisibles étaient-ils coupables ? D’avoir été abandonnés ? Mais aucun remords ne pouvait être formulé. Affronter l’histoire était trop douloureux pour les vieilles. Le silence seul leur servait d’aveu. Il n’y avait pas plus de place pour les regrets que pour la pitié dans leur cœur racorni. Qui aurait pu leur en vouloir ? »
C’est le cas d’Une immense sensation de calme, premier roman de Laurine Roux, qui nous installe d’emblée dans un lieu incartable et atemporel. Le monde d’avant, s’il est évoqué à demi-mots, que quelques indices laissent soupçonner qu’une guerre nucléaire a eu lieu, est censuré par celles et ceux-là mêmes qui ont la fonction de mémoire et d’autorité.
Une entité insaisissable, le « Comité », semble tenir le rôle très résiduel d’Etat, autoritaire, et assure la pérennisation de cette amnésie volontaire et collective. Mais des bribes resurgissent pourtant, de temps à autre : du fait de l’existence des Invisibles, anciens pensionnaires d’un orphelinat abandonnés jadis à la barbarie et la guerre, qui menacent de leur simple existence le nouvel ordre constitué et sont traités en parias, littéralement invisibilisés. Mais aussi dans la mémoire des vieilles, au détour d’un récit, ou d’une larme imperceptible, dans des objets gardés et confinés par devers soi.
Ainsi, le roman cultive une certaine ambivalence temporelle : cette civilisation « nouvelle », apparemment rudimentaire, a des coutumes qui paraissent provenir d’un passé lointain, et des récits séculaires qui pourraient sortir tout droit de la tradition russe. Pourtant, la réalité diégétique du récit n’est éloignée que de cinquante ans du moment où la civilisation industrielle et technologique aurait, semble-t-il, basculé et péri. Cet avenir pourrait donc être très proche du nôtre ; pourtant, une rupture essentielle nous en sépare, qui nous empêche d’envisager toute continuité entre cette histoire et la nôtre.
Cela contribue à produire une impression d’irréel et de fantastique, un imaginaire qui fouille à la fois dans nos angoisses contemporaines et dans des nostalgies ancestrales. Une immense sensation de calme met en scène un rapport réinstauré entre les hommes et femmes et leur milieu naturel, ainsi qu’à leurs besoins premiers, d’abord en termes de subsistance, mais aussi de style de vie et dans leur manière de faire communauté. Il raconte ainsi les liens entre les êtres, les générations et les morts, parle de la mémoire et de la transmission.
« Je regardais Baba dans son lit.
[…]
J’ai caressé ses traits figés sur sa peau froide. Il me semblait que je devais le faire. Une caresse pour une vie. Mes doigts parcouraient son visage et je pouvais sentir tout ce qu’elle avait été. Avec ma main, je lui disais Je prends. Elle me donnait sa droiture et sa fatigue, je lui disais Je prends. Son passé et ses blessures, je lui disais Je prends. Elle me donnait sa beauté et les rares joies arrachées à la vie. Je prenais. Son courage et sa vertu. Je prenais tout. C’était tout ce qui me restait. Longtemps ce serait mes seuls bagages. »
Dans cet univers, la nature est omniprésente. Écrasante de par la rudesse des conditions qu’elle impose, elle se montre aussi, paradoxalement, source d’apaisement, de par son caractère enveloppant et la neutralité de sa toute-puissance. Les descriptions en sont magnifiques, et l’on sera happé par l’évocation de cet environnement sibérique : le lac, la taïga, la forêt. Mais elle est bien plus qu’un simple décor ou même un support à l’imagination poétique : c’est elle qui ordonne le monde et dicte ses lois à l’existence humaine. De manière implacable et dans un langage minéral, qui ne laisse aucune place à l’équivoque.
Bien sûr, c’est un milieu hostile, effrayant. Mais il n’est aucunement dépourvu d’âme et de signes, au contraire : les rituels transfigurent les ombres et les éléments, les histoires en font des dieux et des créatures fantastiques, les contes créent une généalogie, une mythologie inédite.
« Un matin, un homme arrive près du lac où je ramasse les nasses. C’est lui. A une centaine de pas de moi, il s’immobilise. Un oiseau aux ailes larges traverse le ciel, Igor sourit. Mille ans de solitude et de détermination frémissent à ses lèvres. Il se tient au bas de la falaise et regarde là où les hommes ne peuvent aller. Je le vois se plaquer à la paroi. Sa main est grise comme le caillou, son esprit dur comme le calcaire. J’ai l’impression qu’il va être avalé par la montagne, appelé par ses rondeurs de femme. Lui la comprend avec ses doigts. Bientôt ils évoluent ensemble, amants sauvages que la nature réunit clandestinement. »
Parmi les personnages se dégage une voix, celle de la narratrice, intime et lyrique, animée durant tout son récit par l’amour qu’elle porte à Igor, cet homme mystérieux et sauvage dont l’origine surnaturelle nous sera contée lors du récit de la vieille Grisha. C’est ce personnage, rauque et doux à la fois, que la narratrice va suivre un beau jour et accompagner jusqu’au terme de son voyage : les dernières pages, où l’on voit paraître la mer aux yeux des personnages, en même temps que l’imminence de la mort, sont particulièrement sublimes.
« Nous dépassons un cimetière de carcasses de tanks qui défie le Grand-Oubli. La rouille a tordu les squelettes de métal.
Nous traversons un bois de pins qui déploient leurs branches en parasol, édifiant un toit de feuillage sucré.
Nous foulons un sol de plus en plus sablonneux. Jusqu’à ce que nos pieds peinent à avancer, chaque pas nous faisant un peu reculer.
Jusqu’à ce qu’elle apparaisse. La mer. Noire et offerte à la nuit, livrée à la lune et au vent, vaste étendue frangée de montagnes, théâtre de la rencontre des colosses, du choc des titans, la mer venant incessamment frapper la pierre, les murs de roche s’opposant à ses attaques tels des gardiens de terre élevés au-dessus de l’eau. Et puis il y a ce ruban de sable, petits grains insignifiants qui crépitent au passage des vagues, millions de minuscules témoins du travail immémorial de l’eau sur la pierre, de ses coups de langue insistants qui érodent petit à petit la forteresse, la réduisant en poudre à force de constance et d’opiniâtreté, la plage couchée en signe de soumission. »
Il coule dans tout ce roman une impression, non de fatalité mais de nécessité, c’est-à-dire de pleine adéquation entre les êtres, leur nature et leur sens. De la même manière, le texte imprime au lecteur son rythme, sa respiration. On se laisse conter des vieilles histoires et, comme la narratrice, envahir par la majesté des paysages et la beauté des personnages. Ce livre met le temps en suspens ; les réflexions parasites se taisent en soi, pour laisser place à l’évidence de la sensualité dont nous imprègne ce superbe texte.
Une immense sensation de calme, Laurine Roux
Editions du Sonneur, 2018.
Anne.