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Seray Şahiner Ne tournez pas la page

Seray Şahiner- Ne tournez pas la page

Tout commence par un entrefilet, glissé entre les colonnes d’un journal, un triste fait divers qui vient s’ajouter à la liste des drames ordinaires:
 Elle fait le saut de l’ange avec sa fille
Prise d’un accès de démence, Leyla Taşçi, 27 ans, domiciliée dans l’arrondissement de Fatih à Istanbul, s’est jetée de son balcon avec sa fille. Le rapport d’autopsie a révélée que la jeune femme était enceinte de trois mois. Suite aux déclarations du voisinage précisant que Leyla Taşçi et son mari Remzi Taşçi se disputaient très régulièrement, une enquête à été ouverte à l’encontre de ce dernier. ”
C’est ainsi que Seray Şahiner (auteure du tout premier texte publié par les éditions Belleville La Coiffure de la Mariée), lance son appel au combat contre les violences faites aux femmes dans son dernier roman Ne tournez pas la page.

Leyla était pleine de joie et d’espoir quand elle et sa famille ont émigré pour la grande Istanbul! Dans une ville pareille, c’est sûr que son futur va être empli d’amour, de joie et de réussite et qu’elle va enfin s’émanciper de ce quotidien rythmé par les coups de son père!
Cependant elle déchante assez vite: le quartier est très éloigné du centre et rassemble la même misère que celle du village qu’ils ont quitté. Et puis elle ne peut presque pas sortir, car son père voit bien qu’elle se dévergonde depuis qu’ils ont emménagés ici! Mais voilà qu’un matin Layla apprend avec joie qu’elle va enfin pouvoir se dégourdir les jambes et gagner une minuscule once d’émancipation en allant travailler dans un atelier de textile pour aider aux besoins de sa famille… Bien que le travail soit assez précaire et ne rapporte pas beaucoup, elle y va tous les jours le coeur débordant d’impatience, car le bel Ömer dont toutes les filles sont amoureuses semble bel et bien avoir jeté son dévolu sur elle!
Plus de doute possible pour la jeune fille, ils vont se marier, vivre heureux et partir loin de toute cette précarité, de cette violence quotidienne qui semble banalisée… Pauvre Leyla, Seray Şahiner n’est pas là pour écrire un conte de fée mièvre et à des années lumières de la réalité… Elle semble avoir oublier que sa condition de femme ne lui permet pas d’accéder à des rêves aussi simples que ceux-ci, car ce sont bel et bien les hommes l’entourant qui sont en droit de faire ce que bon leur semble d’elle. Comme le démontre Ömer qui semble au final faire les yeux doux à toutes les jolies filles qui acceptent de s’offrir à lui, et surtout comme le démontre Hayri Abi, le patron de l’atelier de textile, qui va lui arracher sa virginité et l’innocence qui lui reste en la violant. Ainsi souillée, elle devient un déshonneur ambulant pour sa famille qui va miraculeusement réussir à la caser dans les bras d’un vieux veuf alcoolique du nom de Remzi Taşçi.

Mon oncle m’avait prévenue: quand il ne s’avinait pas, mon mari était un homme bon. Qu’est ce que j’en sais? Je ne l’ai jamais vu sobre… La mort de sa première femme est suspecte. Certains évoquent une maladie, d’autres parlent de suicide.

Peu à peu, Seray Şahiner décrit la descente aux enfers de Leyla: passée de fille d’Osman à femme de Remzi, la seule différence qu’elle remarque sous les coups qui pleuvent c’est que le viol conjugal s’ajoute aux maltraitances quotidiennes. Rapidement maman, elle va supporter les coups, l’humiliation et la profanation physique que son mari va lui porter chaque jour, afin d’en protéger au maximum son innocente petite fille contrairement à ce que sa propre mère a pu faire avec elle. Le cynisme et la résiliation vont en faire un personnage désabusé que la culpabilité rend muet: en effet, en acceptant de l’épouser malgré son impureté honteuse, Remzi n’a-t-il pas fait preuve de compassion et de grandeur d’âme? Cela ne lui donne donc pas le droit de disposer de sa femme comme bon lui semble? Et les voisins? Les cris sont plus qu’audibles, les ecchymoses et les écorchures bien visibles… Même à l’hôpital personne ne remarque rien… Tout le monde tourne la page.

Si, un jour, j’allais déclarer au commissariat que mon mari m’a battue, pas un seul d’entre vous ne viendrait témoigner. Pourquoi? Parce que c’est une affaire privée, et que dès le lendemain, je pourrais m’être réconciliée avec lui et vous dire: “Ça vous regarde? C’st mon mari. Il peut me taper dessus et me caresser!” Vous passeriez pour des fouteurs de merde, n’est-ce pas? Donc vous préférez ne pas vous en mêler et ne pas prendre parti, même si vous prétendez avoir du chagrin pour moi. Et ainsi, vous vous rangez bel et bien d’un côté! Si vous vous taisez alors que je subis sa violence, vous prenez son parti. Vous êtes du côté des mecs! Même on père, mon propre père, a choisi le camp des hommes et non celui de sa fille!

Seray Şahiner brosse un portrait sans détour d’une femme qui pourrait très bien être notre voisine, notre collègue ou tout simplement nous-même. Des Leyla il n’y en a que trop: on dénombre une moyenne de 62 000 viols et tentatives de viols déclarés par an à travers le monde, uniquement dans les pays où cet acte est considéré comme un crime. Ailleurs, les victimes sont accusées d’adultère ou de sexe pré-marital et jugées car considérées comme coupables aux yeux de la loi et des coutumes. Le plus souvent, même dans les pays développés, les rôles entre victime et bourreau s’inversent: la femme est définie et stigmatisée comme aguicheuse, provocante, bref elle a cherché ce qui lui est arrivé.

A l’heure où la culture du viol est pointée du doigt par des mouvements qui souhaitent en finir avec les dictats d’un patriarcat omniprésent, Seray Şahiner dénonce que naitre femme ne devrait en aucun cas être synonyme de soumission et de terreur, quelque soit l’endroit, l’époque ou encore la classe sociale. Ce quotidien violent d’une femme au destin malheureusement trop répandu qui lutte entre résignation et espoir, lutte et finalité, est une histoire horriblement ordinaire.

L’auteure nous pousse à ne pas détourner le regard de cette réalité, afin que les choses changent, que l’on ose commencer à en parler, à résister pour de bon. De plus, elle utilise un grand nombre de proverbes turcs pour ponctuer son récit, comme autant d’habitudes bonnes ou mauvaises, fondées ou illégitimes mais toutes ancrées et acquises que l’on répète par mécanisme. Cette cadence implacable rythmant Ne tournez pas la page mène aussi au chemin de la réflexion propre, de la prise en main du futur des femmes de tous les horizons, pour qu’elles puissent naitre et s’épanouir sans avoir à craindre l’isolement et l’abnégation de la résignation.

“Tous les matins, je me lève une demi-heure avant les autres, je brosse mes cheveux mèche par mèche, j’enfile un vêtement, je l’enlève et répète l’opération plusieurs fois… A croire que j’ai quarante tenues différentes! Je rêverais d’en avoir autant pour pouvoir en changer chaque jour. Car j’ai Ömer maintenant. Au travail, toutes les filles sont amoureuses de lui. Elles viennent à l’atelier, fardées de toutes les couleurs. Si je me maquille, mon père va me couvrir de bleus pour de bon, alors je me mordille les lèvres et me tapote les joues pour les colorer.

Seray Şahiner Ne tournez pas la page

Traduit du turc par Ali Terzioğlu et Jocelyne Burkmann
Belleville Editions
151 pages
Caroline

À propos Caroline

Chroniqueuse

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