En attendant la sortie du nouveau roman de Stéphane Vanderhaeghe, À tous les Airs ( Quidam éditions, 5 octobre 2017), voici en exclusivité les premières pages, histoire de se mettre l’eau à la bouche!
elle hésite —, maintenue comme à l’arrêt dans un silence tenace mais fragile, radieux presque ; il dure depuis un temps déjà quand soudain perce une rumeur, anodine d’abord, qui lentement se propage depuis une marge, charriant derrière elle quelques notes éparses. Il ne manque pas grand-chose pour qu’elles s’agrègent en une mélodie, suave et fluette, à peine audible certes, car trop vite étouffée, sur laquelle pourtant si on osait on la ferait volontiers danser, mais —
elle hésite —, tend l’oreille ? oui, un air, un petit air s’esquisse ou se dérobe, quelques harmoniques décousues comme soudain exhumées et portées par une lointaine rumeur. Qui approche, sourde et sereine, tournoie et s’enroule autour d’elle, bientôt s’en empare. On l’appelle Solange ou Lénore, Rosa ou Angèle, Anne ou Agnès, peu importe car dans les marges —
on hésite —, mais elle s’immisce dans quelques imaginaires désœuvrés où aussitôt au rythme des conjectures, des hypothèses et des fantasmes, d’une marge à l’autre elle va et vient comme d’autres arpentent une scène ou battent le pavé. Docile et envoûtante. On l’aurait, dit-on, aperçue une première fois aux abords du cimetière. C’est là qu’on fait tout commencer. Il semblerait qu’elle s’y rende fréquemment, jusqu’à deux fois par jour à ce qu’on raconte, et on en raconte au sujet de cette dame en apparence ordinaire malgré son accoutrement. Et tandis qu’on l’imagine à l’orée de son cimetière, qu’on l’observe là, qu’on la scrute à une distance hasardeuse, elle, oublieuse, paraît se languir comme à l’entame d’une histoire tout en ellipse, tout en raccord, ballottée à la marge de pensées apocryphes qu’agitent et qu’aiguisent toujours plus la rumeur et les cancans tournaillant dans l’air, quand —
elle hésite —, un signe, un ordre la maintient là pour un temps encore, au bord d’une décision qui peine à se prendre ou prise déjà, non sans l’ombre d’une réticence du reste qu’on fiche dans son esprit : va-t-elle entrer dans la danse ? se demande-t-on alors. Aussitôt les résolutions chancellent car quelque chose, croit-on, ondoie là devant elle, vaguement se dessine dans la vacuité d’un regard et vacille au rythme de ce petit air de musique défendu, ces quelques bribes qu’on sifflote au loin et qui rapidement s’essoufflent, comme faussées soudain par une note éraillée. Le doute est planté. Cette dame à l’âge incertain que débauche la rumeur, qui courtise le mystère comme on court une intrigue, aucuns y verraient une caricature chevauchant les chimères que profilent de lointaines et timides divagations. C’est à peine si on ose encore, mais déjà la rumeur d’une marge à l’autre rapièce ces récits en lambeaux dont on la pare, ces trames décousues, escamotées, vite tues, qu’elle traîne derrière elle à son insu et qui la poursuivent jusque dans les allées les plus reculées de son cimetière. L’objet de ces ragots ? Qui elle est, d’où elle vient, ce qu’elle fait, ce qui l’attire, la retient. On se l’imagine alors à tous les airs, maîtresse ou prise au piège d’un passé qu’elle tenterait de fuir ou de consacrer, de revivre ou de conjurer, et dans l’orbite de ce passé, d’une tombe à l’autre à l’invite des murmures et des indiscrétions, elle retourne et tourne encore depuis toutes ces années, la dame du cimetière aux mille et deux mystères, la dame qui —
elle hésite —, puis dans une ritournelle sans fond se laisse déporter d’une marge à l’autre au gré des visions, fait tourner les têtes et valser les ombres.
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