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Un oiseau bleu et rare vole vers moi

Youssef Fadel – Un oiseau bleu et rare vole avec moi

« Je ne savais pas que les gens pouvaient disparaître sans raison avant de l’apprendre de la bouche de cet homme. Ils partent de chez eux et ne reviennent pas. Ils sont en prison et, le lendemain, ils n’y sont plus. Où sont-ils ? Disparus ! Aziz aura disparu dans son avion, comme avalé par une autre planète ».

A la suite de la tentative du coup d’État militaire contre Hassan II en 1972, Aziz aviateur et fraichement marié à Zina, est arrêté et incarcéré à la prison de Tazmamart, symbole d’oppression et synonyme d’horreur. Dix-huit ans plus tard, Zina, qui travaille au bar La Cigogne à Azrou, apprend d’un homme mystérieux qu’ Aziz aurait été libéré et chercherait à la retrouver. Après un moment de trouble – quatre années « sans aucune fausse nouvelle » -, la jeune femme décide de partir à sa recherche.

Avec Un oiseau bleu et rare vole avec moi, l’écriture se fait lieu de résistance. La question carcérale travaille en profondeur la littérature arabe et maghrébine. Au Maroc, témoignages, romans, autobiographie, voient le jour depuis 1999 (mort de Hassan II).

Parmi les plus malheureusement connus, Abdellatif Laâbi, poète, dramaturge, romancier né à Fès, ancien militant communiste, qui a fédéré autour de la revue “Souffles”, fondée en 1966, des intellectuels de gauche opposés au régime. Dans ses écrits de prison, il témoigne de l’enfer des dissidents politiques dans ces mouroirs. Ou encore Ahmed Marzouki qui raconte dans le tristement célèbre Tazmamart cellule 10  ses 6550 jours d’enfermement. Signalons à ce sujet la réédition ce mois-ci du texte en poche aux excellentes éditions Elyzad.

L’originalité du roman de Youssef Fadel est de nous raconter cette histoire à travers la voix de six narrateurs : Aziz et Zina, les principaux protagonistes, les gardiens Baba Ali et Benghazi, Khatima, la sœur de Zina et Hinda, une vieille chienne. En l’espace d’une journée, six voix comme autant de rêves brisés pour dire, en un enchaînement d’allées et venues dans le temps, le destin du jeune aviateur.

Il y a Aziz qui témoigne du temps suspendu de l’incarcération où les jours sont des nuits infinies. Les pertes de repères spatio-temporels, le froid, la faim, les mauvais traitements, la torture. Les astuces pour ne pas devenir fou. Les proches qu’on enfouit au fond de son crâne. Toute tendue vers ses retrouvailles avec Aziz, Zina revient sur son passé, sa rencontre avec ce dernier et sur le temps de l’attente. Quant aux gardiens-fossoyeurs, lorsqu’il ne jouent pas aux dames pour tuer le temps, ils enterrent les corps et témoignent de la folie ordinaire des hommes.

Toutes ces solitudes convergent vers ce huis-clos qu’est la cellule d’Aziz mais l’aviateur n’est pas le seul captif. Dans cette triste comédie humaine, chacun est opprimé et bâillonné par la tyrannie de la dictature et par la dureté des rapports sociaux (les femmes en première ligne). Et l’écriture quasi cinématographique excelle à montrer ses personnages empêtrés dans leur flux de conscience sous différents angles, multipliant les gros-plans. Le burlesque n’est jamais loin non plus dans les pantomimes de certains d’entre eux tout comme un soupçon de surréalisme à travers de nombreux passages hallucinés. A la lecture de cette œuvre dense et forte, on a l’impression de traverser un mauvais rêve éveillé, seulement la réalité implacable nous rattrape invariablement. L’extrait où Aziz tente de se remémorer l’adresse de Zina est particulièrement représentatif :

« Finalement, les lettres se rassemblent. Mais en en faisant un peu trop. On dirait qu’elles jouent. Après s’être multipliées, elles se mettent à tomber l’une après l’autre comme des balles. Chiffres et lettres mélangés les uns aux autres d’une manière ridicule commencent à me tomber sur ma tête, puis à dégringoler à une vitesse folle sur l’évier et sur le sol crevassé. Comme si elles avaient ouvert une cascade au-dessus de ma tête. Elles nagent dans les flaques de boue. Puis chaque lettre prend une voix semblable à un grondement, à un aboiement ou à un miaulement de chatte affamée. Je me sens au bord d’une nouvelle crise meurtrière. Est-ce que tout cela se passe hors de mon esprit ? »

Après Un joli chat blanc marche derrière moi (Actes sud/Sindbad, 2014) Youssef Fadel poursuit la radiographie d’un pays qu’il connaît sur le bout des doigts – même la prison-. En pansant les blessures de ce traumatisme que sont les années de plomb, il reconstruit l’Histoire de son pays et refonde une conscience collective.

 

Éditions Actes sud/Sindbad (393 pages)

Traduit de l’arabe par Philippe Vigreux.

À propos Sarah

Chroniqueuse

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