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Alasdair Gray – Pauvres Créatures 

Dans Poor Things d’Alasdair Gray, les “pauvres créatures” ne sont pas celles que l’on croit. Au cœur de cette satire mordante de la société victorienne – et par extension contemporaine -, se trouvent des hommes qui, par leurs projections et leurs fantasmes, tentent de recréer l’essence même de la féminité. Une critique profonde des dynamiques de pouvoir et de possession, interrogeant la véritable nature de la création et de l’autonomie.

Bella Baxter : entre création et subversion

Elle défie, c’est le moins qu’on puisse dire, les conventions de la littérature victorienne et postmoderne : Bella Baxter, personnage central de Pauvres Créatures (Poor Things, en VO), est la création du docteur Godwin Baxter, scientifique excentrique qui a combiné le corps d’une femme noyée avec le cerveau de l’enfant qu’elle portait. Une genèse pour le moins inhabituelle qui l’érige en figure à la fois parfaitement innocente et érotiquement chargée, prête à naviguer dans le monde selon une perspective unique, tout aussi naïve que pétrie de curiosité.

Sa création pour le moins originale peut certes soulever des questions éthiques en matière de manipulation de la vie, et se faire l’écho des inquiétudes contemporaines liées au progrès scientifique et à ses implications morales. Mais c’est l’arbre qui cache la forêt : la question n’est pas tant là que dans l’exploration des thèmes de l’identité, de l’autonomie et de la condition féminine. Car Bella, dans sa confrontation avec les normes sociales et sexuelles de l’époque victorienne, entend surtout expérimenter la liberté et l’indépendance d’une manière alors rarement accessible aux femmes. Sa subversion est multiple : malgré son origine artificielle et son innocence initiale, elle démontre une grande capacité d’apprentissage, d’adaptation, et in fine, d’indépendance. En cherchant à définir sa propre identité en dehors des attentes sociales, elle questionne activement les rôles de genre et les structures de pouvoir, et met en lumière la complexité des interactions humaines, entre contrôle, désir et autonomie, tout particulièrement envers les hommes.

Projection masculine et autonomie féminine

Car les véritables enjeux du roman sont probablement révélés dès le titre lui-même, porteur d’une ironie mordante : si l’histoire semble se concentrer sur Bella Baxter, la “pauvre créature” fabriquée par “God” Baxter tout-puissant, c’est peut-être en réalité les hommes qui l’entourent – ceux qui la créent, la façonnent et cherchent à définir son existence – qui portent la véritable essence de ce sobriquet. La critique sous-jacente de Gray n’est pas tant dirigée vers Bella, symbole de l’innocence manipulée, que vers ces hommes et, par extension, vers la société patriarcale qui les façonne.

Les personnages masculins, en particulier le docteur Godwin Baxter et Archibald McCandless, incarnent en effet la tendance masculine à projeter des désirs, des attentes et des fantasmes sur les femmes, les percevant non comme des êtres autonomes, mais comme des toiles vierges sur lesquelles inscrire leurs idéaux et aspirations. Bella devient ainsi une métaphore de la femme idéalisée, constamment recréée au gré de leurs projections – même bien intentionnées. Le geste même de sa création par Baxter est une tentative ultime de contrôle et de domination, soulignant une dynamique de pouvoir profondément ancrée dans les rapports de genre.

Ainsi, la réanimation de Bella par la science fictive de Baxter est une allégorie de la création artistique et littéraire, où l’auteur (typiquement masculin dans le canon) prétend à une forme de divinité, façonnant ses personnages selon sa volonté. Une dynamique renforcée par la tentative de manipulation de Bella par chaque homme qu’elle croise, qui la voit tantôt comme un objet de désir, tantôt comme un sujet d’étude, mais rarement comme une personne à part entière. La critique de Gray s’étend ainsi au-delà de la relation individuelle pour englober la société victorienne et ses héritages très contemporains, qui ont historiquement réifié la femme, la réduisant à une “pauvre chose” à la merci des hommes.

Pour autant, Bella n’est pas une victime passive. Sa quête d’autonomie, son désir de comprendre le monde et de s’y frayer un chemin, défient sans cesse les limites qui lui sont imposées. Dans ce contexte, le titre révèle une ironie très appréciable : Bella, bien qu’initialement conçue comme une “pauvre chose”, transcende cette assignation par sa soif d’apprentissage et son insatiable curiosité. Les véritables “pauvres créatures” sont dès lors bel et bien ces hommes incapables de reconnaître leur propre faillibilité et finalement dépassés par la force vitale et l’indépendance de celle qu’ils ont cherché à modeler.

“Il m’a embrassée, a pleuré, et a dit que c’était le plus beau moment de sa vie, car maintenant il savait qu’il aurait tout ce qu’il pouvait désirer. J’ai sangloté par pitié pour lui – que pouvais-je faire d’autre ? Alors il m’a donné les cinq cents pièces, nous avons pris notre petit déjeuner, et il est parti. J’ai demandé à la réception qu’on me serve mon déjeuner dans ma chambre, et y suis retournée pour dormir.

Comme c’est délicieux, God, de se réveiller tout seule, de prendre un bain et de s’habiller tout seule, et de manger toute seule. Quand nous serons mariés, Chandelle, nous devrons passer un certain temps chacun de notre côté pour éviter de nous racornir.”

Transcender le fond et la forme

Alasdair Gray en joue d’ailleurs, en racontant principalement le récit de Bella à travers le prisme d’Archibald McCandless (“Chandelle”), qui deviendra son mari. Le roman jongle avec la forme narrative en intégrant documents fictifs, lettres et autres textes pour construire une histoire brouillant sans cesse les pistes entre vérité et fiction. La structure du livre, qui comprend des préfaces et des commentaires par d’autres personnages fictifs, contribue à son ambiance postmoderne et floute encore davantage les lignes entre auteur, narrateur et sujet, réel et fiction, projection et fantasme. Gray accuse ainsi non seulement la société patriarcale, mais aussi la manière dont les histoires sont racontées et perçues, mettant en question l’autorité narrative et la fiabilité du narrateur.

Le livre a été porté au cinéma par Yorgos Lanthimos, connu pour explorer dans ses films des dynamiques de pouvoir complexes, l’absurdité des conventions sociales et les aspects les plus sombres de la nature humaine, souvent à travers un prisme satirique ou dystopique. Avec The Lobster, Dogtooth, et The Favourite, il montrait déjà une prédilection pour les narrations défiant les attentes, et mêlant éléments de réalisme magique, de comédie noire et de tragédie. Son esthétique visuelle froide et distanciée, baroque et gothique, profondément créative, vient ajouter une couche supplémentaire d’interprétation au récit de Bella Baxter. Ses plans soigneusement composés et son mouvement de caméra calculé mettent encore plus en avant la désorientation et la recherche d’identité de l’héroïne dans un monde qui lui semble à la fois nouveau et familier, de manière à la fois provocante et inattendue, transcendant ainsi le roman d’Alasdair Gray en une exploration visuelle et thématique absolument jubilatoire des mêmes questions fondamentales sur l’humanité, l’amour et la société. On aime ou on n’aime pas, mais une chose est sûre : on ne saurait y être indifférent, et c’est le propre du génie.

Editions Métailié
Traduit de l’anglais par Jean Pavans
320 pages
Faustine

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