Accueil » Actualité » Alice Ceresa – Bambine

Alice Ceresa – Bambine

Imaginez une maison de poupée grandeur nature, abritant une cellule familiale somme toute classique et composée d’un père, d’une mère et de deux sœurs. Chaque élément est à sa place, l’homme trônant au sommet de cette architecture patriarcale où les femmes sont reléguées au rang des tâches ménagères et du devoir de maternité. Dans Bambine, Alice Ceresa se penche sur ce microcosme exsangue pour en extraire d’une plume aiguë les tensions latentes et les détresses étouffées. 

Le père dit : Moi, je suis le seigneur et maître de cette maison. J’ai honoré cette femme par le mariage pour des motifs divers et utiles et à tout cela donc je tiens. En compensation de quoi je lui ai permis de faire des enfants légitimes dans la mesure où enfanter est de toute manière dans sa nature ; ceux-ci me porteront en eux bon gré mal gré, même quand ils grandiront et se multiplieront. Si je ne suis pas vraiment éternel, peu s’en faut. […] La conséquente organisation des tâches au sein d’une famille semble donc imposée mécaniquement par le dessein biologique supérieur qui préside à la continuation de l’espèce, depuis l’antique forêt vierge jusqu’aux cités ; et il n’y a ni saints ni monstres si elle est perpétuée.

En disposant les fillettes au cœur de son récit, elle dresse le portrait sans fard d’un corps domestique commun, bouffi de dictats préconçus et de désillusion. Avec un recul extrêmement analytique où l’on sent poindre une ironie farouche, elle dissèque avec flegme le quotidien cloisonné de ces deux protagonistes, de leur petite enfance à leur adolescence. Cette prise de distance jumelée à la précision exacerbée forme une narration romancée à contre-courant, où chaque détail quelconque amenuise peu à peu le libre arbitre des sœurs, formatées dès leur plus jeune âge à reproduire un schéma aliénant. 

L’autrice examine avec soin le désenchantement effrité de ces sujets et leur dynamique en circuit fermé, mêlant l’acuité scientifique que l’on porte à l’observation des rats de laboratoire à la cruauté froide et réaliste des jeux d’enfants. Entre une mère effacée et dont on sent la détresse en toile de fond et un père imposant ses règles sans pour autant participer à l’éducation ou au maintien du ménage, les fillettes voient s’esquisser les contours de règles imposées peu attirantes…
Elles tenteront parfois d’impressionner leur père, pour palier au dédain agacé qu’il leur concède, le considérant ensuite comme une simple présence dont l’aura hostile et dérangeante les poussera à fuir. Par le prisme de l’enfance et de sa franchise cruelle et sans fard, ce roman esquisse le bal puéril des disputes et des alliances imaginées par deux gamines montées en graine, au sein d’un foyer sans bonheur. Dans ce monde étriqué régi par une logique toute paternaliste, chacun et chacune finit modelé selon des enclaves exigües et stériles. 

Accentué par la plume froidement détachée et acérée d’Alice Ceresa, Bambine explore le flétrissement des esprits, la condition des femmes et le racornissement végétatif d’une famille traditionnelle.

Quelquefois les mêmes ustensiles voltigent miraculeusement suspendus en l’air, bien que dans ce cas on voie le visage de l’homme horriblement défiguré par une grande bouche hérissée de dents sans que pourtant le moindre cheveu ne se dresse sur sa tête. D’autres fois, il avance à longues enjambées, un sévère chapeau enfoncé sur les yeux, ou bien il pédale sans naturel à travers champs et forêts dressé sur une minuscule bicyclette jamais très bien réussie mais pleine d’enjoliveurs et de phares. Il apparaît rarement aux côtés de l’épouse ; mais si c’est le cas, alors il se tient à une distance scrupuleuse, regardant droit devant lui, les mains doit-on penser croisées dans le dos, les chaussures dans la direction opposée et donc comprises dans une phase d’ultérieur éloignement. Quoi qu’il en soit, cet homme apparaît correctement habillé de pantalons sans étalage visible d’aucune bourse, mais arborant fièrement des moustaches monstrueuses.”

Traduit de l’italien par Adrien Pasquali
Éditions La Baconnière
160 pages
Caroline

À propos Caroline

Chroniqueuse

Vous aimerez aussi

Couverture Michael McDowell Katie

Michael McDowell – Katie

Il s'agit d'une véritable cavale gothique, où les heureux concours de circonstances et les hasards sinistres se succèdent avec une frénésie qui nous happe, tandis que la roue du destin entraine les personnages dans sa ronde infernale. 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Powered by keepvid themefull earn money