Lorsque l’on se penche sur la vie et les centres d’intérêt que le poète anglais Brian Hughes entretenait de son vivant, impossible de ne pas faire le parallèle évident avec les thématiques maillant son roman Des Carillons quand tu meurs.
Expérience unique en son genre dépourvue de narrateur omniscient, où l’on découvre les personnages au travers de leurs écrits et de leurs différents points de vue convergeant vers un seul fait, ce récit égrène en effet certaines des passions de son auteur comme l’olympisme ou la menace latente du nucléaire. Deux thématiques aussi inattendues qu’opposées, à l’image de deux des protagonistes principaux qui vont se rencontrer en 1986 dans la paisible ville de Lausanne : le jeune journaliste Louis Springer et son compatriote anglais l’ancien policier Harry Binns.
Parti en Suisse pour la rédaction d’un livre portant sur l’histoire des Jeux olympiques, Louis est encouragé par son ami et mentor Georges d’approcher un certain Harry, afin de s’assurer notamment de sa santé. Entre ses recherches au musée olympique de Lausanne et ses interminables courses à pied du côté du lac Léman, Louis s’amuse dans un premier temps à observer de dernier, puis le prend maladroitement en filature, notant quotidiennement ses remarques et impressions dans de longues lettres. Peu à peu, les deux hommes finissent par échanger quelques mots et a passer du temps ensemble, jusqu’à devenir finalement amis. C’est autour de cette relation entrecoupée de mystère et de femmes énigmatiques que se déploie toute l’intrigue de ce thriller lausannois marqué par le célèbre flegme anglais, évoluant sous fond d’affaires policières en suspend, filées de névroses et de confessions sur papier.
“ Deux jours de plus de bon travail, et une rencontre amusante, assez pour que je me sente efficace, mobile et inquiet — c’est ainsi que je suis au mieux de ma forme, il me […]
Et je pouvais comprendre leur point de vue — j’étais inclassable, bizarre, un franc-tireur par rapport à leur groupe, quelqu’un qui était capable de survivre de manière inattendue, de gagner des courses, de mobiliser une partie de l’espace, du pouvoir, des privilèges. Je pense qu’il s’agit de quelque chose de semblable aujourd’hui ; c’est à moi qu’on s’en prend parce qu’ils ne comprennent pas qui ou ce que je suis. Il faut que je me répète ça pour éviter de croire que j’ai réellement fait quelque chose d’épouvantable et tout à fait possible. – comme de tuer ma grand-mère ou de mouiller mon lit .”
Comme autant de pièces constituant un vaste puzzle, Des Carillons quand tu meurs s’articule autour des liens unissant les personnages les uns aux autres, chacun se reflétant dans ce qu’autrui pense et écrit sur lui. Composée exclusivement de lettres, notes et comptes rendus enregistrés présentés en trois imposantes parties, l’histoire se développe donc en fonction d’un unique point de vue à la fois créant, comme le dit si bien Yves Lador dans sa postface « un roman gigogne ». Face à eux même, ils se livrent dès lors à un long travail d’introspection honnête et frontal, dont les particularités s’entrechoquent pour former les contours tour à tour incertains et prégnants d’hommes et de femmes aux multiples facettes.
” Ce qui m’a plu chez Louis dès le début, et qui le rendait si intéressant pour moi, c’est qu’il était impossible de l’étiqueter. On ne savait quelle place lui donner. Il semblait ne pas avoir de passé clairement défini ni de situation dans la société. Et puis, parce qu’il y avait tellement de facettes à son caractère, il ne présentait pas de personnalité bien tranchée. Il était tout et rien en même temps, sans attache et sans contours — mais changeant, volatile, avec beaucoup d’allant, comme quelqu’un de très jeune, voire un adolescent. “
De ces ramifications qui s’entrecoupent se dessinent alors des personnalités aux passés troubles, souvent hantées par les regrets et en proie à de véritables luttes intérieures. En se réfléchissant les uns aux autres au travers de leurs écrits respectifs, ils prennent corps et se dévoilent selon leurs traits de caractère, laissant libre arbitre à notre imagination pour définir à quoi ils peuvent bien ressembler physiquement. En effet, Brian Hughes se garde de nous fournir trop de détails, préférant plonger dans leurs qualités psychologiques et mettre en avant leur humanité profonde, faite de failles et d’éclats.
Sous fond de menace nucléaire latente, de jeux olympiques anecdotiques et d’affaire non élucidée, Des Carillons quand tu meurs dénote délicieusement du paysage littéraire, fort de l’extravagance discrète de ses personnages et des amitiés aussi improbables que magiques qui éclosent entre ses pages. Un roman dense et de longue haleine, superbe et magnétique.
” Ce qui m’a peut-être permis de le faire, c’est ce que j’appelle mon œil de photographe, la capacité de voir autre chose que l’événement central, de dénicher l’image la meilleure en marge de la foule, par hasard, quand les gens regardent ailleurs. Mais il est possible que mon sentiment de tristesse ait aussi joué un rôle. Quelle qu’en soit la raison, mes réflexions se sont progressivement détournées du meurtre et du mystère, loin du pourquoi de ce qui s’était passé, pour se focaliser sur l’expérience douloureuse de ceux qui avaient été impliqués. Ce dont je me suis rendu compte, à cause de ma perte à moi, c’est de la perte des autres. “
Traduit de l’anglais par Antoinette Maire
Hélice Hélas éditeur
616 pages
Caroline