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Delphine Panique – Creuser Voguer

Caresser délicatement des feuilles de mognoles sous le soleil, prendre soin d’un grand Gori pour sauver une espèce en voie d’extinction ou encore tisser de précieuses étoffes en bleu iribé… Ces termes titillent l’imagination par leur étrangeté, appellent à la découverte et éveillent notre curiosité. Mais derrière ces professions aux noms farfelus et à la musicalité candide se cachent une dure véracité, crue et annihilante, dont on détourne volontiers le regard : celle des métiers hautement précaires, de ceux qui broient la santé. 

Suite à plusieurs rencontres et discussions avec de jeunes migrant·es venu·es d’Afrique de l’Ouest, Delphine Panique s’est lancée dans la réalisation d’une suite de récits documentaires fictifs. Consciente de son incapacité à retranscrire honnêtement les témoignages bien réels qu’elle avait recueillis et gênée par l’appropriation de ces maux qu’elle n’a ni vécue ni subie, elle mêle fantaisie et réalité au fil de dix histoires où elle rappelle que « la seule liberté qu’elle a prise par rapport à la réalité, c’est que, si ses histoires ne sont pas toujours drôles, la réalité est assurément bien pire ».


Dans Creuser Voguer, l’autrice pastiche le style des « bandes dessinées du réel », détaillant avec une précision minutieuse les règles de vie et de labeur de travailleuses de l’ombre dont elle imagine le quotidien. Toutes sont mères célibataires, contraintes de quitter leurs foyers pour plusieurs mois, voir plusieurs années, afin de subvenir aux besoins de leurs familles restées au pays.
Parfois privées de leur papier, souvent muselées et toujours rabaissées, elles sont pourtant les maillons essentiels au bon déroulement d’une société capitaliste. Elles mettent leur santé mentale et physique en jeu, se pliant à des exigences absurdes et inhumaines pour que d’autres puissent jouir d’un confort frôlant extravagance. Ainsi, les livreurs et livreuses en bibinettes sont sollicité·es à toute heure du jour comme de la nuit dans les quartiers huppés (alors qu’iels sont habituellement parqué·es dans des zones défavorisées), tandis que les tisseuses façonnant le textile tiré du bleu iribé s’exposent quotidiennement à des émanations toxiques pour le simple plaisir des yeux.
Si Creuser Voguer regorge d’emplois inventés et de contrées fictives, il fait pourtant écho à des conditions de travail et à des réalités humaines tristement concrètes. Celles des petites mains, des migrants et migrantes dont on détourne bien facilement le regard tout en profitant largement du fruit de leurs labeurs.

Delphine Panique, de son trait épuré possédant une finesse poétique caractéristique à son œuvre, traite ici de l’esclavagisme moderne, de l’inégalité entre les classes sociales avec ce ton décalé et ondoyant qui lui est propre. Elle y met en lumière la tranche la plus précaire du système sociétal actuel : les mères célibataires, premières victimes d’un système brutal et cloisonné. Ses protagonistes sont isolées, souvent immigrées ou du moins déracinées le temps d’un contrat de travail trouble.
Certaines d’entre elles ont cependant conscience de l’importance et de la valeur de leur savoir-faire, sans lequel le monde ne tournerait plus rond. Elles sont fières de leur maîtrise sans pour autant souhaiter que leurs filles suivent la même voie qu’elles. Mais toujours, elles se serrent les coudes, font front face à la pénibilité de leurs tâches en s’encourageant les unes les autres dans un esprit de sororité qui les guidera vers un mouvement commun de révolte.

En les nommant et en plongeant dans leur intimité sans pour autant faire preuve d’hypocrisie ou d’apitoiement, l’auteure met en lumière ces femmes de l’ombre, leur donne vie. Elle puise dans une réalité palpable et multiple, apporte visage et personnalité à celles qui sont noyées dans des masses obscures, tout en leur redonnant  le droit d’exister. Et leurs histoires heurtées nuancent la pluralité des situations vécues face à un dénominateur de fragilité commun. 

Creuser (au plus profond d’une mine) Voguer (pour fuir un pays en guerre) traite avec une justesse vibrante la cassure entre les strates humaines. Delphine Panique nous place face à nos responsabilités, dessinant l’injustice ordinaire par le prisme d’un univers en décalage, un brin loufoque mais sensiblement percutant.

Éditions Cornélius
248 pages

Caroline

À propos Caroline

Chroniqueuse

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