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Elise Turcotte – L’apparition du chevreuil

C’est une expérience de plus en plus courante, à laquelle nous avons tous, hélas, un jour ou l’autre, fait face sur les réseaux sociaux. Être pris à partie, plus ou moins violemment, par une personne en désaccord avec nous. Le débat tourne vite au vinaigre, les arguments dépassent la raison et l’insulte remplace la courtoisie. On a appelé troll ces gens qui, sur les forums ou les réseaux, prennent plaisir à contre-argumenter jusqu’à l’absurde, mâtinant leurs propos d’insultes et d’intimidations. Ces trolls se sont multipliés, sont devenus plus acerbes et, surtout, plus menaçants. C’est une guerre de tranchées terrible si on se lance dans une discussion avec eux. Pourtant, leur argumentation est souvent ridicule, basée sur des mensonges répétés à l’infini, comme si, en les multipliant, ils pourraient faire apparaître la vérité. Leurs phrases sont des sentences à l’emporte-pièce qui ne supportent pas la contradiction apportée par des faits tangibles et des chiffres précis. Ces trolls sont devenus nombreux, et dangereux, car, avec toute l’impunité qu’Internet leur offre, leur discours a progressivement pris pour cible les femmes et les minorités.

On en vient alors à L’apparition du chevreuil. Car ce livre, tout aussi magnifique que nécessaire, est parfaitement ancré dans ces thématiques actuelles. Mieux, il va plus loin, car les trolls des réseaux sociaux ne se contentent plus de rester derrière leur écran. Ils vont jusqu’à s’incarner dans la cellule familiale, à portée de voix, à portée de main de leurs victimes. C’est ce qui rend ce roman si glaçant. Car Elise Turcotte rend compte des mécanismes de la menace des hommes, et les conséquences terribles de leurs propos et de leurs discours.

Il n’y a pas de noms dans ce roman. Il y a une narratrice, un beau-frère, un enfant, une sœur. Il y a un chalet, une forêt, et de la neige. Il y a une tempête. Il y aura un affrontement. Alors, l’angoisse peut commencer.

Harcelée et menacée par une ligue masculiniste et raciste sur les réseaux sociaux, la narratrice s’isole dans un chalet.Écrivaine, elle veut également rendre compte de ce qu’elle a vécu, dans la sphère intime de la famille, lorsque sa sœur est tombée sous l’emprise d’un homme menaçant. Un homme qui n’use pas de violence physique, mais davantage d’une violence psychologique, harcelant, rabaissant, et tournant en dérision les opinions qui ne lui plaisent pas. Selon son point de vue, nous vivons dans une société matriarcale qui ne dit pas son nom, où les hommes sont persécutés par toutes ces femmes qui prennent leur place. Il voudrait, avec ses amis masculinistes, reprendre le pouvoir, faire entendre à nouveau la voix des hommes qu’il estime étouffée. Le parallèle est tout trouvé, chez la narratrice, entre ces hommes qui la harcèlent sur les réseaux sociaux à cause de ses prises de position féministes, et cet homme, son beau-frère, qui parvient à soumettre sa femme, à terrorisé son fils, et à faire taire tout le reste de la famille.

Le roman est donc la chronique de cette emprise, et la révolte qu’elle fait naitre chez la narratrice. Une révolte que les autres membres de la famille, tentent de taire, comme si mettre les problèmes sous le tapis les ferait disparaître, comme si le silence était la solution face au harcèlement.

« Ainsi, on en revient toujours là : parler est ma plus grande faute. […] Et pendant ce temps, lui, le mari de la sœur, le grand philosophe, l’hypnotiseur, l’aigle, il a tenté de prendre l’enfant dans ses serres pour le déposer dans un autre nid. Et puis tous se sont redirigés en même temps dans leur monde comme de bons petits soldats. »

La narratrice choisit la parole, choisit l’écriture. Dans les notes qu’elle prend lorsqu’elle est au chalet, elle se nomme Flamme, ce qui n’est pas un hasard. On peut penser au feu intérieur, on peut penser à une flamme fragile qui reste quand, tout autour, il ne reste que des décombres et la désolation (à l’image du chalet voisin vaincu par la mérule pleureuse, ce champignon qui ronge le bois). Une flamme a le pouvoir de redonner vie et de croitre, mais elle a aussi la faiblesse d’être étouffée. La narratrice fera tout, avec ses mots, pour venir à bout de ce beau-frère menaçant.

Le roman est construit comme un long cheminement jusqu’à l’affrontement final. Des va et viens audacieux entre le passé et le présent parsèment les pages, comme un souvenir qui revient en mémoire sans l’avoir cherché. Cette audace, on la retrouve également dans ce parti pris stylistique où s’entremêlent différents dialogues, pris dans différentes temporalités. La narratrice est suivie par une psychologue, et ses éclairages passés viennent parfois souligner la tension d’une situation présente.

Dans un entretien accordé au journal La Presse, à l’occasion de la sortie québécoise du livre, Elise Turcotte évoquait sa volonté de faire un lien entre la libération “sociale” de la parole des femmes (à travers #metoo par exemple) et les répercussions dans la sphère privée. Comment ces témoignages de femme ont fini par être mis en doute au sein même de la famille. Ce rapport entre les deux cercles (le public et le privé) est prégnant dans le roman : la narratrice parle d’abord d’un groupe (La Souche, ce groupe Facebook masculiniste qui la harcèle), avant de personnifier cette masse vindicative sous les traits du beau-frère.

Enfin, beaucoup de choses, dans le style, laissent penser à une pièce de théâtre (à commencer par la présentation des personnages au début du livre) qui se passerait à huis clos. Puis on basculerait dans la tragédie, quand tous les ingrédients patiemment mis en place, mènent à l’inéluctable. L’auteur nous avait prévenu dès les premières pages :

« Ce n’est pas encore la fin du monde, mais quelque chose est à l’agonie. »

Comme Elise Turcotte, prenons la plume, allumons la flamme, pour ne pas que ce monde vacille dans les ténèbres.

Alexandre

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Elise Turcotte

éditions Le Mot et le reste

154 pages – 2020

Première édition québécoise : éditions Alto – 2019

À propos Alexandre

Chroniqueur

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