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Emrah Serbes- Taksim Moonwalk

Enfant terrible de la littérature contemporaine turque, Emrah Serbes est rapidement devenu le porte-parole de la résistance dans son pays natal. Nos deux globes-trotteuses de Belleville, Dorothy et Marie nous ont rapporté dans leurs valises un roman piquant, drôle et humain comme elles les affectionnent tant: Taksim Moonwalk.
Pas de danse et entrechats entre un narrateur et sa vie qui semble lui échapper, scènes de crises familiales et existentielles sous fond sonore de révolte turque, voici la portée sur laquelle Emrah Serbes pose ses notes pour crée une musique tourmentée.
Çağlar, jeune adolescent de 17 ans semble blasé de sa vie qui débute pourtant tout juste: entre son père qui vit à Istanbul et dont il n’a quasi jamais de nouvelles, sa mère qui ne le comprend pas et qui se shoote aux antidépresseurs et son oncle issu de la pire espèce des vermines politiques, il n’a qu’un seul rayon de soleil dans sa vie: sa jeune soeur Çiğdem qu’il idôlatre par dessus tout.
Avec son meilleur ami Microbe, ils errent dans les rues de Kıyıdere, baignée par les lumières lointaines d’Istanbul et des îles aux princes, livrés à eux-mêmes, tirant sur leurs clopes électriques et sirotant la mousse des bières tout en recollant les bouts de leurs coeurs brisés par ces jolies filles si indifférentes.

Pour lui, aucun doute possible, sa jeune soeur Çiğdem est talentueuse dans tout ce qu’elle entreprend, surtout dans sa maitrise de la danse du légendaire Michael Jackson! Moonwalk planant, ondulation du bassin fluide comme de l’eau, équilibre à 45° parfait, elle est Mayky ressuscité, sans aucun doute!
C’est donc en suivant cette logique inébranlable que Çiğdem tente sa chance au concours de talent, passant l’audition auprès de plusieurs dizaine de sosies de Mayky aux chaussures vernies.
Mais la poisse éternelle qui pèse sur la fratrie fait que leur rêve vole vite en éclat. Tant pis, les réseaux sociaux se chargeront de montrer au monde entier le génie de la jeune fille! Twitter, instagram, youtube, Facebook, autant de voies virales sur la toile, de routes vers le succès qu’elle mérite tant!

Hélas, c’est sans compter les émeutes qui se déclenchent cet été 2013 en Turquie, les rassemblements mémorables des citoyens sur les places publiques, les voix de toutes les générations des manifestants exprimant leur droit à la liberté, et bien sûr la réplique musclée de l’Etat. Gaz poivre et TOMA (canons à eaux), blessés légers ou graves, bientôt le parc de Gezi est le centre de toutes les attentions médiatique, politiques et citoyennes, devenu l’emblème même de cette révolte tout d’abord stambouliote puis turque. Un coup dur à encaisser pour Çiğdem qui s’imaginait déjà en étoile montante et pour son frère Çağlar qui ne supporte pas de la voir si effondrée.
De rebondissements en rebondissements, leur décision est prise; ils se rendront à Istanbul, au parc de Gezi pour danser avec les chars et ainsi surfer sur les médias tout en devenant l’emblème de la résistance.

«Ô mon Dieu! As-tu crée l’homme pour qu’il disperse son venin sur nous comme une pluie noire? Dans ce cas, Tu n’avais qu’à créer Twitter plus tôt! Tu n’avais qu’à pétrir l’homme dans Twitter au lieu de le faire dans la glaise! Puisqu’on était spirituellement préparés, pourquoi a-t-il fallu attendre cette technologie des milliers d’années? »

Sous fond de révolte sociale, Çağlar erre à travers une vie instable, représentant cette jeunesse tout à la fois démunie mais également impliquée politiquement, bringuebalée entre mouvements, tendances et combines, cherchant avant tout d’attirer l’attention par manque de tendresse. On découvre un narrateur perdu entre la vérité froide et les mensonges qu’il invente pour supporter les coups durs. Il faut dire que ce jeune adolescent manque quelque peu de repère et que le seul socle qui lui restait, son grand-père, est décédé quelques temps plus tôt, le laissant à ses mensonges, se perdant à propos de sa propre vie, sur sa soeur, ses amis, bref sur la perception qu’il a de lui-même et d’autrui. On assiste alors à la dérive du jeune homme, en proie à une crise existentielle teintée de cynisme et de pessimisme.

Et il faut dire qu’Emrah Serbes dépeint à la perfection cette vision trouble propre à l’adolescence, cette fuite en avant. Décrit comme étant la voix populaire de la résistance en Turquie, dans Taksim Moonwalk il est également le cri d’une génération qui se forge un univers sur les mirages crées par les adultes. Au fil de la lecture, l’auteur nous perd, on ne sait plus reconnaitre la vérité du mensonge, tout s’entremêle à la manière de l’esprit embrouillé de Çağlar, qui se révèle endosser un rôle bien trop grand pour lui, qui se met à parler tel un adulte alors qu’il n’est encore qu’un gosse souffrant de l’abandon émotionnel qu’il ressent.

« Mon grand-père me manque toujours. Je ressens son absence en regardant la pluie tomber, devant les cabine stéréophoniques abandonnées dans les ruelles oubliées, en repensant aux vieilles montres, aux télévisions cathodiques et aux antennes râteaux bancales. Son souvenir resurgit lorsque je vois, au hasard d’une rue, des cassettes VHS, des lunettes-loupes, de vieux portables ou d’autres objets incongrus, reliques du passé. Et quand ce vide m’envahit, je sais que ce n’est pas uniquement lui, en chair et en os, qui me manque; c’est celui que j’étais en sa présence. C’est ma propre disparition que je pleure… »

Entre un Çağlar perdu dans ses sentiments, écartelé entre l’égoïsme propre à son âge et son amour dévorant pour sa soeur Çiğdem mais aussi pour l’humain en général (bien qu’il ne se l’admette pas), une patrie ralliée sous le siège du parc de Gezi, symbole de tout un mouvement, sous les sifflements des gaz poivre, au son des cuillères en bois cognant sur les casseroles et le cri des goéland, Emrah Serbes nous livre tout un pan de la Turquie, avec son humour, sa multiplicité, sa simplicité si complexe et surtout son courage à tout épreuve.
Cette recherche de repères peut être perçue comme l’allégorie de la situation dans laquelle la Turquie est plongée et qui l’a menée jusqu’à l’émeute. En effet, à travers le regard de son protagoniste principal, Emrah Serbes nous parle d’injustice, de déception, d’abandon et de tentative d’aller de l’avant par tous les moyens.

Jonglant entre un langage cru et une prose poétique, des pensées terre-à-terre et des idées frôlant les étoiles, il fait de Taksim Moonwalk un roman hybride éclatant par son humanisme et sa justesse sans chichis.
Une nouvelle fois, les Editions Belleville m’ont fait ressentir les émotions vibrante d’Istanbul et de ce pays magnifique qu’est la Turquie à travers Taksim Moonwalk, dans un show aussi sensible qu’explosif, un roman à fleur de peau et au phrasé tout aussi bien grinçant que mélodieux.

“Le chagrin nous étreignait. Mais pas comme ces souffrances passagères qui vous laissent un arrière-goût amer. Il s’était insinué dans ce qu’on buvait et mangeait, dans nos mots et nos silences, nos pensées et nos rêves, et même dans ce que nous ne pouvions, marqués par la douleur, ni penser, ni exprimer. Tout au long de ces interminables journées de printemps, au crépuscule de ces soirées langoureuses, nous étions comme un fil de fer en tension, une bombe à retardement réglée sur un siècle. Prisonniers de journées ogresses et de nuits oppressantes, nous nous sentions même ensemble, esseulés et jetés hors du temps. Comme deux poissons échoués sur le rivage.”

Belleville Editions 
356 pages
Caroline

À propos Caroline

Chroniqueuse

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