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Gilbert Sorrentino – Mulligan Stew / Salmigondis

Le « Mulligan Stew », ou le « Hobo Stew », aurait été un ragoût préparé par les Hobos, en Amérique au début du siècle. Sorte de Ragoût communautaire, composé d’ingrédients variables suivant ce que les participants avaient pu mettre dans la préparation du plat. Les origines de ce “plat du peuple” seraient irlandaise, et tout comme le fameux dessert le Diplomate,  le ” Mulligan Stew” était une variation autour de la fameuse recette du « mets-y ce qui te reste de la semaine, ça fera un plat ». En langue de Molière, nous avons le Salmigondis qui s’y prête bien, et consiste là aussi à regrouper en un seul plat, tous les morceaux de viande non consommés pour en faire un ragoût. Comme vous l’aurez compris, le principe de ce genre de plat universel est avant tout de mettre tout ce qui nous passe sous la main pour en faire une tambouille comestible. De cette idée de mélange confus et disparate, l’auteur Gilbert Sorrentino va en détourner le nom pour proposer un roman fonctionnant selon la même mécanique.

Mulligan Stew fut publié en 1979 aux Etats-Unis, mais en France nous avons dû attendre 2007, grâce à l’audace des éditions Cent Pages ainsi que la traduction kamikaze de feu Bernard Hoepffner pour avoir le plaisir d’enfin découvrir son œuvre phare, que dis-je son magnum opus. Ce livre qui pourrait résumer à lui seul l’univers et le propos d’un auteur. Car il s’agit ici d’un texte monde, monstre, à la démesure incroyablement folle et qui n’a de limites que l’imagination que nous souhaitons lui apporter en tant que lecteur.

Mulligan Stew nous présente l’histoire de l’auteur avant-gardiste Anthony Lamont, que nous retrouvons en pleine écriture de son nouveau roman, un policier, tournant autour de deux éditeurs associés, l’un mort, l’autre non, d’une femme en plein divorce et follement amoureuse du mort et de deux femmes d’affaires redoutables. En parallèle de l’écriture de son roman, nous assistons aux déboires d’Anthony Lamont avec son éditeur, un professeur de lettre, sa sœur, son beau-frère, une poétesse en devenir, et d’autres protagonistes, le tout étant entremêlé et mixé avec des extraits d’autres œuvres, des références obscures, des listes encore plus obscures et des moments totalement hallucinants et hallucinés, comme une pièce de théâtre par exemple et ayant pour personnage James Joyce entre autre. Il est important de préciser ici, que ce résumé est très loin d’être exhaustif et ne rendra pas la dimension folle du texte de Gilbert Sorrentino.

Coutumier de la littérature d’avant-garde, métafictionnel et Post-Modern, L’auteur a voulu avec l’écriture de sa sixième œuvre de fiction, pousser l’expérimentation plus loin et ainsi utiliser et user des codes du postmodernisme et de la métaficiton dans leurs derniers retranchements. Un travail d’écriture qui lui demanda un peu plus de trois ans d’élaboration. Ayant pour titre initial «  Synthetic Inc », l’histoire éditoriale de son texte devient croustillante, notamment concernant le temps que mis l’œuvre à sortir. « Mulligan Stew » de par son originalité et sa prétention connut une trentaine de refus de différents éditeurs et mis plus de trois ans avant d’être publié par Grove Press sous trois conditions. Tout d’abord, le titre « Synthetic Inc » n’était pas satisfaisant pour l’éditeur et le texte fut débaptisé pour être renommé en « Mulligan Stew », ensuite, et quelle ironie à la lecture du roman, l’éditeur demanda à Gilbert Sorrentino de mettre en préambule de son nouveau roman, les lettres de refus des autres éditeurs : ce que Gilbert Sorrentino fit en faisant des pastiches. Enfin, l’éditeur souhaitait initialement que le chapitre « Mask of Fungo » ( en v.o) soit retiré du roman, mais sur ce point là, devant l’insistance de Gilbert Sorrentino, Grove Press acceptera de laisser son texte  avec cette partie. Pour la petite histoire, le fameux chapitre « Mask of Fungo » avait déjà été publié comme sous forme de nouvelle en 1973.

À ce stade, vous devez-vous demander « Mais c’est quoi ce foutu livre », et vous auriez raison ! Car des Mulligan Stew, il n’en existe pas deux. Le roman est aussi drôle que généreux et érudit. Gilbert Sorrentino, avec ce joyeux bordel a su construire un tout qui s’emboite bizarrement, une sorte de chimère bancale, mais qui fonctionne diablement bien. En jouant avec les formes et les types de narration, tout en les imbriquant les unes aux autres, il réussi ce tour de force incroyable  qu’est celui de proposer un roman aussi foutraque qu’incroyablement cohérent. Nous retrouverons bien des années plus tard cet aspect metafictionnel “jusqu’au boutiste” avec « La maison des feuilles » de Mark Z. Danielewski.

Côté référence, l’œuvre en est rempli ras la gueule ! Nous pouvons surtout souligner des clins d’œil à Joyce Carol Oates, Philip Roth, Bernard Malamud, James Joyce ou encore Flann O’ Brien. Qu’il s’agisse de citations direct en nommant les auteurs, ou par d’astucieuses situations voir d’habiles hommages, Gilbert Sorrentino ancre son œuvre dans une réalité multiple servant avant tout et surtout à grossir son propos. Pour les plus curieux, je vous invite à aller lire des essais sur l’œuvre, c’est passionnant ! Dans les allusions les plus savoureuses, nous pouvons citer les noms des protagonistes, qui pour certains sont directement empruntés à d’autres œuvres, d’autres auteurs (ce qui n’est pas gratuit et à un propos très précis dans le roman de Sorrentino). Ainsi, qu’elle surprise de retrouver Antony Lamont, Sheila Lamont, Dermot Trellis du “Kermesse irlandaise” de Brian O’Nolan, Daisy and Tom Buchanan du “Gatsby” de Fitzgerald ou encore Martin Halpin, Corrie Corriendo and Berthe Delamode directement sorti de “Finnegans Wake” de James Joyce. Des personnages empruntés et qui se retrouvent attribués à de nouvelles fonctions dans le roman de Gilbert Sorrentino.

Dans cet enchevêtrement rempli de chausse-trappes et de moment franchement drôle, un point crucial ressort : l’auteur face à son œuvre et ses ambitions. Anthony Lamont dans son incarnation d’auteur raté aux ambitions démesurées, en dit plus que tout autre sur l’impossibilité de faire corps avec son récit pour construire une œuvre à la hauteur de ce que l’on a en tête. Il s’agit là d’un propos passionnant et minutieusement décortiqué, qui sans jamais tomber dans la redondance ou l’obstination absconse, devient captivant de par ses savoureuses digressions et transgressions. Ce parallèle entre l’œuvre se créant sous nos yeux et les doutes, prétentions et déboires d’Anthony Lamont face à ses pairs et son œuvre est redoutable d’humour et de névroses. Une analyse quasi clinique du fonctionnement de son protagoniste qui a pour finaliter de donner une profondeur folle à “Mulligan Stew”.

Il parait incroyable que l’œuvre est pu être traduite, tant elle parait laborieuse à transmettre dans ses références, ses détails, ses subtilités de langage et ses hommages. Ce dû être une épreuve de traduction pour coller au mieux avec la version originale. Cela aurait été passionnant d’entendre Bernard Hoepffner sur le sujet.

Finalement, que retenir de Mulligan Stew ?

Bien que l’œuvre soit d’ apparences exigeantes, une fois la construction comprise et acceptée le livre s’ouvre au lecteur et devient passionnant à lire. Qu’il s’agit-ce de l’exercice stylistique et “jusqu’au boutiste”, tout comme des nombreux passages passionnants ou encore du propos principal qui s’en dégage, Mulligan Stew est d’une ampleur démesurée et tellement généreux. Pire, il peut assez vite devenir obsessionnel tant la richesse de sa construction, l’érudition et les nombreux clin d’œil peuvent rapidement nous perdre dans les méandres des internets pour débusquer les moindres sens cachés ou allusions qui parcourent ce Mulligan Stew définitivement à part et hors normes. En bref, un roman puissant et passionnant, autant de par le fond que par la forme. Un livre culte sublimé par le magnifique travail d’édition de Cent pages, qui mérite d’être lu et partagé.

Editions Cent Pages,
Trad. Bernard Hoepffner,
492 pages,
Ted.

À propos Ted

Fondateur, Chroniqueur

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