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Jay Kirk – Esquive le jour

Alors que son père est mourant, Jay Kirk part en reportage pour le magazine Harper’s et, ce faisant, esquive le jour où il devra se confronter à l’inéluctable.

Comme point de départ de son travail, il y a la mystérieuse disparition du manuscrit autographe du quatuor à cordes n°3 de Béla Bartók, composé en 1927. Nous voilà donc partis avec le reporter et son équipe sur les traces du compositeur entre Budapest et la Transylvanie. La maison du musicien, transformé en musée des plus hétéroclites, plonge Jay dans des abîmes de doutes et de réflexion. Lui-même à la recherche de nouveaux modes d’écriture, il se montre à la fois critique et fasciné par la démarche du maître. Tandis que Bartók, en pionnier de l’ethnomusicologie, parcourait la campagne Roumaine pour y enregistrer le folklore musical (d’aucuns diraient « piller sans vergogne le patrimoine local pour le réutiliser à son propre compte »), Jay cherche des similitudes avec son propre travail.

Sa méthode reposait intégralement sur cet atout : sortir voir le monde, collecter des fragments d’expérience directe, les transcrire fidèlement avant de les donner à manger à sa gargouille intérieur. J’ai l’impression que, d’une façon ou d’une autre, c’est là que réside le secret de mon enquête.

Passionnante et intense, cette enquête nous poussera sur les traces du compositeur dans les villages Roumains qu’il a lui-même sillonnés. Entre Satu Mare et Cluj-Napoca, Jay va pourtant se laisser dépasser par ses angoisses et la gnôle artisanale. Des questions lancinantes l’obsèdent : toutes les expériences ont-elles un sens ? Est-ce que tout est connecté ? Y a-t-il quelque chose à interpréter dans l’expérience de voir son père mourant ? Y a-t-il finalement un sens à la vie ?

Ce qu’on ressent à s’apitoyer sur son sort quand on n’arrive jamais à s’accorder aux vivants. Qu’eux puissent être dans le rythme, tandis que moi, non. Le sentiment d’avoir égaré quelque chose de crucial : je ne suis pas certain de savoir en quoi consiste exactement ce que j’ai perdu, mais je suis tenté d’utiliser un mot comme l’instinct – un mot qui, pour moi, signifie avoir le talent et le courage de vivre dans le flot du présent, par opposition à vivre la majeure partie de sa vie comme s’il s’agissait d’une enquête judiciaire.

En contrepoint à ce road trip, nous avons aussi le récit des recherches documentaires préalables au départ de Jay, avec Zoe, l’une de ses étudiantes et assistante sur ce projet. Dans l’ambiance feutrée et mystérieuse de la bibliothèque de Philadelphie, dans de vieux cartons poussiéreux et oubliés, sur les traces du manuscrit original … Après beaucoup d’efforts et de kilomètres parcourus, de nouvelles questions se posent pourtant. La disparition de ce manuscrit n’est peut-être pas l’affaire du siècle finalement.

Sans réelle logique et dans un nouveau mouvement de fuite en avant, Jay saisit alors l’opportunité tendue par Darren, son ami et collègue. Nous voilà donc embarqués à bord d’une éco-croisière de luxe en direction de l’Arctique. Encore une fois sous prétexte de reportage, les deux amis se mettent en tête de profiter du voyage qui leur est payé pour tourner un court métrage d’horreur sur le navire. Le script reste à écrire, ce qui donnera lieu à d’épique séances de discussion. Jay, quelques temps sobre, finira par retrouver ses addictions à l’alcool et aux stupéfiants sur prescription. Le tournage clandestin sur le bateau, dont Jay et Darren sont les deux seuls acteurs, sera également l’occasion pour notre protagoniste d’une étrange catharsis.

A la croisée du roman d’aventure, du reportage et du roman initiatique, Jay Kirk met en scène dans Esquive le jour, son avatar. Lui-même journaliste, professeur d’écriture de non-fiction et auteur pour la presse magazine, il mène ici une réflexion sur l’art de l’écriture. L’écriture musicale d’abord, à travers les méthodes et processus créatifs de Bartók, et toutes les questions éthiques que l’emploi de ces procédés soulèvent. L’écriture encore, à travers les difficultés que le personnage de Jay rencontre pour venir à bout de son reportage. Écriture toujours lors de la création du court métrage d’horreur avec Darren, pour lequel il puise dans ses propres douleurs anciennes. Écriture enfin lorsque Jay fait le lien, dans un moment de prise de conscience très intense, entre ce qu’il vit, ce qu’il écrit, et les grands textes fondateurs de la mythologie et de la littérature classique.

Esquive le jour est une véritable épopée qui mêle habilement plusieurs styles. En apparence déjanté et volontiers haut en couleur, le livre repose sur une structure solide et complexe. Enfin, il mène une réflexion profonde et angoissée sur le sens de la vie et nous entraîne dans une captivante quête de soi.

Esquive le jour, Jay Kirk, éditions Marchialy

Titre original : Avoid the day

Paru aux éditions Marchialy le 13 octobre 2021

Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Stéphane Vanderhaeghe

460 pages

amélie

À propos Amélie

Bibliophage et souris de bibliothèque depuis 1989.

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