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Johanna Sinisalo

Johanna Sinisalo – Avec joie et docilité

Finlande, 2016. La République Euristocratique se porte bien. L’eugénisme a permis des merveilles. Les scientifiques ont réussi à instaurer la paix sociale. Grâce à de précieuses recherches en génétique et en sciences comportementales, ils ont mené à bien la domestication de la femme, résolvant par là-même l’un des plus grands maux de la société : l’émancipation féminine.

Nouveau roman de Johanna Sinisalo traduit en français, Avec Joie et docilité (Auringon ydin pour le titre original publié en 2013) vient de paraître aux Editions Actes Sud. La chef de file du “Finnish Weird” signe là encore une perle du genre. Rappelons ici que le terme Finnish Weird (suomikumma en finnois) a été inventé par Sinisalo elle-même pour décrire, dans la littérature finlandaise, ce savant mélange d’écriture réaliste et d’éléments étranges et irrationnels, merveilleux ou fantastiques qui rendait jusque là inclassables les oeuvres du genre.

Vanna et sa soeur Manna sont des éloïs. Du moins c’est ce que tout le monde croit. Quand elles étaient enfants, leurs vrais noms étaient Vera et Mira, mais les r étant réservés aux virilos, il a donc fallu leur donner des noms plus appropriés à leur statut : 

Eloï, subst. fém. Courant et familier. Sous-race du sexe féminin, active sur le marché de l’accouplement et vouée à favoriser par tous les moyens le bien-être du sexe masculin. Etymologie et histoire. Terme passé dans notre langue dans les années 1940. Créé par l’écrivain social H.G. Wells, qui a prédit que l’humanité se diviserait au cours de son évolution en sous-races bénéficiant et tirant parti chacune à sa manière de l’organisation de la société.

Dans la Répulique Euristocratique de Finlande, les hommes et les femmes sont classés chacun en deux catégories appellées sous-race : les morloks et les infrahommes, considérés comme dégénérés, rétifs à toute forme d’utilité sociale et condamnés à l’exclusion en plus de la stérilisation, et le couple éloï-virilo, les parangons de la race humaine, autorisés, même fortement encouragés à procréer.

C’est donc dans cette société profondément eugéniste et sexiste, que vivent les deux soeurs.

Manna est une vraie éloï. Jolie blonde sans cervelle, docile et parfaitement conditionnée, elle est la future épouse parfaite. Sa soeur Vanna, en revanche, cache un secret. Sous son apparence d’éloï elle dissimule le caractère indépendant, curieux et intelligent d’une morlok. Mais voilà, les morloks jugées inutiles et dangereuses sont stérilisées et à la mise au ban de la société. Vanna cache donc avec soin sa nature, préférant, de deux maux, le moindre.

Mais ce n’est pas tout, car décidément Vanna est une femme bien étrange. Affublée de sa double nature eloï/morlok, elle est également synesthète et capsaïcinophile. Autrement dit, elle traduit les émotions en odeurs, les sensations en couleurs, et elle est accro au piment. Pourquoi le piment ? Parce qu’après l’éradication de toute substance récréative de la République Euristocratique, tabac et alcool compris, le piment est le dernier produit aux substances addictives encore trouvable dans le pays, même si les autorités luttent avec force contre son utilisation.

C’est au moment de la disparition de sa sœur que Vanna plonge dans la drogue, et dans ce qu’elle appelle “la Cave” :

C’était comme si un petit soleil s’était effondré en un trou noir, creusant dans ma tête, en faisant soudain fondre la matière grise de mon cerveau, un espace menant ailleurs, une cavité aux murs lisses, une grotte aux échos fantomatiques où régnait une obscurité plus profonde encore que le vide intersidéral.

Devenue trafiquante et consommatrice de piment, Vanna cherche à comprendre ce qui est arrivé à sa sœur.

L’intrigue mêle sans cesse les points de vue narratifs, passant des souvenirs de Vanna, à ceux de son ami Jare, intégrant les lettres que la jeune femme a écrites à sa sœur, mais également des extraits du dictionnaire, des publicités, des comptines ou encore des parodies d’articles scientifiques :

Nous savons que chez la fémine, les caractéristiques physiques et psychologiques de l’enfance propres à provoquer l’attendrissement et susciter un désir de protection persistent également, de nos jours, jusqu’à la maturité sexuelle et même au-delà. Ces caractéristiques, telles que le besoin de plaire, la sociabilité, la recherche d’un soutien et d’une sécurité auprès du sexe masculin et la naïveté espiègle, sont, comme nous en convenons maintenant tous, intrinsèquement féminines. Or elles étaient, avant la domestication, en voie d’affaiblissement ou même de disparition, du fait d’une sélection naturelle faussée (qualifiée d’émancipation).

Tous ces éléments mettent en place avec un réel dynamisme et une écriture ludique l’univers imaginé par l’auteur, une uchronie dans laquelle certains faits restent étonnament proches de la réalité finlandaise.

La grande intelligence de l’auteure est d’avoir utilisé pour le roman un mélange de matériel totalement fictionnel et de documents authentiques, qu’on trouve décrits dans les notes par Sinisalo elle-même. Ainsi, on peut lire article datant de 1935 réellement publié dans une revue finlandaise et qui aborde en toute décontraction la stérilisation de certains être humains pour le bien-être de la société. Elle s’est également inspirée d’une expérience réelle, la domestication des renards argentés de Beliaïev, pour expliquer en quoi l’application de ces recherches comportementales sur l’humain, et plus particulièrement sur les femmes, a fondé les bases de la République Euristocratique dans un article hallucinant de cynisme :

Les récompenses doivent toutefois être bien choisies. Si l’éloï est gourmande, il peut être intéressant de la gratifier d’une de ses friandises préférées […] Les comportements indésirables peuvent aussi être réduits en limitant les récompenses. C’est dans l’ensemble plus efficace que les punitions, mais si un rappel à la discipline s’impose malgré tout, un reproche clairement formulé ou un léger châtiment corporel suffisent généralement.

Construit sur l’idée, simple mais brillante, d’explorer une société alternative dans laquelle les principes eugénistes des années 40 ont pu aboutir et régissent une société entière, Avec joie et docilité pose donc intelligemment la question du rôle de la femme dans nos propres sociétés, mais également de la manipulation des masses.

Le roman décrit assez peu la vie du point de vue des hommes. En dehors des questions de domestication de la femme, les autres pans de la société, comme par exemple l’absence de certaines technologies, notamment informatiques, sont brossés en toile de fond, et parsèment discrètement le récit, ça et là, rendant la dystopie encore plus angoissante :

J’ai compris qu’il y avait des gens qui en savaient plus long que moi. Des gens haut placés qui voyaient des choses que le citoyen ordinaire ne voyait pas. Et ils ne se contentait pas de les voir, ils agissaient aussi en coulisse et influaient de manière insoupçonnée sur ma propre vie.

La Finlande, dans le roman, est régie par des principes fallacieux qui utilisent les notions de bien-être et de bonne santé pour établir un contrôle total sur les citoyens. L’idée d’utiliser des documents authentiques qui rappellent avec force un certain héritage scientifique permet, comme dans les grandes dystopies du 20e siècle, d’en appeler à la vigilance et à l’ouverture d’esprit du lecteur.

Dans ton monde, la surprise est toujours aussi grande quand sous un beau vernis siègent la trahison, le mal et la désolation.

Belle réflexion sur nos propres dérives, roman aussi brillant que troublant, Avec joie et docilité est un inclassable, qui mêle le thriller à l’uchronie, la dystopie au conte, mais une chose est sûre, c’est, à n’en pas douter, du grand Sinisalo !

 

Avec joie et docilité  Editions Actes Sud

Traduit du finnois par Anne Colin Du Terrail

366 pages.

 

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Un commentaire

  1. Mieux que Corpus delicti apparemment, je le note dans la WL

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