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La cité dolente, Laure Gauthier. Poésie.

Laure Gauthier, La cité dolente.

« J’irai m’oublier dans un mouroir / Voir de / Combien de vivre / Sont capables / Ceux qu’on dit en retrait »

Poème narratif à l’écriture fragmentaire, La cité dolente évoque, en le faisant dialoguer avec La divine comédie de Dante, le récit d’un vieil homme qui décide de s’enfermer dans un hospice. Parce qu’à cette époque de sa vie, l’autrice était sans cesse confrontée à l’image de ses voisins vieillissants, et qu’elle a elle-même été sujette à une hospitalisation d’urgence juste après avoir lu et travaillé sur Dante, Laure Gauthier se saisit du rapport au temps qui passe, à la vieillesse, à ce moment d’abandon durant lequel le regard de la société se détourne.

Ce sont les mots de Pasolini qui ouvrent en exergue le texte « Avrei voluto urlare, e ero muto »/ « J’aurais voulu hurler et me trouvais muet ». Le premier chant est une entrée dans la parole elliptique de l’observant, une parole vive, plantée dans la rue et dans l’impossibilité de marcher. Les yeux sont portés bas, sur un enfant. Un enfant qui ne court pas, le cou entouré de pierres. Il est le cri muet au visage de l’hypocrisie, il est ce qu’on inculque, à tort, le tuteur maladroit qui enserre, la vision étriquée.

« Il est des jours où je ne vois ni le soleil,
ni la lune,
le regard est éduqué
pour rester à hauteur de vitrine ;
regard gondole, fausse Vénétie ».

Viens de là, comme un fil tiré, le souffle poétique qui seul peut dire dans l’espace laissé vide, entre ce qui vit encore pleinement et ce que la société a délaissé. S’amorce alors le récit de l’instant avant, avant la fin, avant la mort. Dans cet interstice fragile et vacillant, les mots s’accrochent, donnent corps, restituent d’un regard sans concession aucune la réalité qui le sous-tend. A l’imagerie d’un monde sensible qui élève, les mots du quotidien s’adjoignent dans l’ordinaire, bruts, violents. Et c’est là que le texte respire, par bouffées, dans le décalage. Là aussi que les mots atteignent la justesse pour devenir promontoires et abris tout à la fois, invocations dans la superposition confuse du monde. D’ailleurs, on y trouve tout : les tuyaux des machines qui maintiennent artificiellement la vie ; les enfants qui tournent en boucle sur des manèges ; le monde, sauvage et minéral, le sol sur lequel s’appuyer, les pierres et les herbes folles.

Le langage, qui tente de donner au corps la consistance qui lui échappe, emplit le vide à venir et alors nous courrons après, le cœur serré, l’émotion retenue. Car c’est aussi dans et par la langue, poétique, que tout se tient, que l’on résiste ou accompagne :  une vigilance, une survivance. Les sensations, les odeurs, les couleurs et les formes jalonnent l’observation du vivant, évoquent cet état paradoxal de force face aux plus grandes faiblesses.

« Je suis venu, pourtant, chambre 214, avec mes trois livres
Dans le couloir bleu, et ma voix inassurée.
Plus tes yeux sortaient de leurs coquilles, plus j’apprenais à connaître ton squelette
Et à prendre adieu de ta chair évaporée
Comme si la mort remontait à la surface de la peau.
Après un séjour saumâtre dans les profondeurs.
Et moi, carpe, je rodais dans ton être boue.
Et puis,
Tu te perdais dans mes champs, bouche ouverte
Je suis presque mort à ta dernière larme
Qui s’abîmait dans ma voix
S’oubliant loin du souffle.
La terre s’écartait entre nous.
Tu dévalais le versant nord, vers le val,
Tu crevais en mode frein moteur ».

Par une force poétique splendide, La cité dolente rend audible et sensible l’avachissement progressif du corps vieillissant, l’ancrage langagier qui accroche le temps comme autant d’articulations possibles. Cela explique pourquoi le texte devient hybride, tissu narratif empli de blancs typographiques, de versets, d’un tableau à double entrée et de quelques poèmes. La forme est sens plein, construction, résistance. La forme est respiration.

« Ou partir, vers les bulles prisonnières, toucher en chacun les glaciers bleus, aller, dolent, dans la cité, frôler et voir. Ressortir de l’onde, la robe blanche trempée qui pèse, mais oser faire le choix de respirer, les pieds nus et les mains vides ».

La cité dolente, Laure Gauthier. Poésie.

 

La cité dolente, Laure Gauthier,

Editions LansKine, 2015. 61pages.

Emilie.

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