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Lionel Shriver- Il Faut qu’on Parle de Kevin

Le tout premier contact que j’ai eu avec tout ça a été l’adaptation cinématographique de We Need to Talk about Kevin paru en 2011. Ca a été une claque: la photographie, les acteurs, leurs puissances et surtout l’histoire, tout était parfait et s’équilibrait en formant une atmosphère aussi lourde qu’une chape de plomb, profonde et opaque, alors que tout était pourtant principalement mis en scène dans des lieux très éclairés et immaculés.
Je n’ai fait la rencontre du livre que quelques années plus tard et j’avais un peu d’appréhension à m’y plonger car je savais bien que si le film m’avait autant impactée, le roman me toucherait bien plus. Et j’avais vu juste. Lionel Shriver a signé un livre implacable qui a pour sujets des tabous aussi forts que violents, dont on ne croise que très rarement le chemin.

C’est le monologue épistolaire d’Eva adressé à son ex-mari Franklin. Eva a besoin de renouer le fil avec sa vie qui a basculée le jour où leur fils Kevin a massacré neuf personnes à son lycée, ce fameux JEUDI, il y trois ans de cela. Elle évoque tout d’abord la vie heureuse que menait son couple avant l’arrivée de l’élément enfant dans sa vie, les soirées entre amis, les joints consommés avec parcimonie pour retrouver les sensations des années un peu plus folles et surtout la plénitude qu’elle ressentait dans ce duo Franklin-Eva, cette combinaison qui l’a comblait totalement. Elle revient sur ses tours du monde en solitaire, car elle rédige des guides de voyages (The Prayer and The Wing) et tient sa propre entreprise de publication, l’angoisse qu’elle éprouvait à chaque départ et le besoin qu’elle avait de toujours s’en aller pour découvrir toujours plus et surement s’évader d’une prison immatérielle, le besoin de ressentir ce manque, le manque de son mari, de l’amour de sa vie.

“Plus tard, tu rappelais cette anecdote pour illustrer le fait que mes espérances étaient toujours follement démesurées; que la voracité même avec laquelle je consommais l’exotisme était destructrice, parce que dès lors que j’accédais à l’étranger, cet étranger cessait de l’être et ne comptait plus.”

D’ailleurs, l’idée de la maternité va se profiler comme une nouvelle expérience à ses yeux, une sorte de curiosité de la nature qu’elle observe chez les autres couples et qui fait vibrer son mari. Elle se lance alors dans ce nouveau périple en tentant de faire les choses comme il se doit, de répondre aux attentes mais au fond d’elle, il faut bien l’admettre, le déclic ne se fera pas. A la naissance de Kevin, elle n’éprouvera pas cette étincelle dont on dit tant de chose, ce «tu comprendras quand tu le tiendras dans tes bras pour la première fois », ce « sens de la vie » dont Franklin fait l’éloge.

“Toute  femme dont les dents se sont cariées  les os fragilisés, la peau détendue, connaît le tribu prélevé par un parasite occupant les lieux pendant neuf mois. Tous ces films sur les animaux montrant la longue remontée des saumons femelles en train de se battre contre le courant pour pondre leurs oeufs avant de se désintégrer- voile sur les yeux, écailles qui tombent- me rendaient folle. Tout le temps où j’ai été enceinte de Kevin, j’ai combattu l’idée de Kevin, la notion que je m’étais moi-même dégradée du statut de conducteur à celui de véhicule, de propriétaire de maison à maison.”

La culpabilité et l’étonnement face à ce petit être vont devenir le lot quotidien d’Eva, femme de caractère et de carrière, qui voit son fils comme un élément qu’on lui a balancé dessus et qui chamboule la vie qu’elle aimait tant. Un vrai combat va se créer entre la mère et son enfant, un combat de longue haleine où elle sera seule contre tous. La mise en suspend de ses voyages et de la rédaction des ouvrages de The Prayer and The Wing vont être autant de coups durs à encaisser, d’autant plus que le pouponnage ne l’épanouie en aucune mesure.
Commence alors une nouvelle vie, à base de crise de colère et de rage de Kevin, de refus d’aller au pot jusqu’à l’âge avancé des six ans, de la dualité du gosse qui change totalement de comportement lorsque son père arrive, devenant un enfant presque modèle en sa présence alors qu’il est un petit démon quand il est seul-à-seul avec sa mère.

A travers les lettres d’Eva, on découvre une remise en question constante, un cheminement franc et sans apparats qui la met à nu. Elle n’a pas honte d’annoncer la froideur qu’elle a pu éprouver envers son fils, l’impression que celui-ci avait bousilé sa vie et qu’il l’éloignait de son mari. Pourtant, le sentiment d’expiation se fait également ressentir aux fils des pages, car la narratrice est bien consciente que le problème ne vient pas que de son rejeton, il vient d’elle, de ses tripes où il a passé les neuf premiers mois de sa vie et où il a du ressentir tous les questionnements et regrets de sa maman quand à sa conception.
Par ailleurs, le meurtre généré par Kevin sera évoqué seulement en second plan, car au final ce n’est que le résultat d’une combinaison de choses. Décrite avec beaucoup de recul, sans pathos, la scène en elle-même sera presque moins violente que tous les petits faits divers tordus qui ont jalonnés l’enfance du jeune garçon.
Celia, sa petite soeur, alors qu’elle est l’amour de sa mère, n’arrivera dans l’histoire qu’au trois-quart du roman. Brefs passages d’une vie heureuse, passion mère-fille et regain de bonheur et de goût en la vie d’Eva, ils seront amputés par le conflit commencé bien des années plus tôt.

“Néanmoins, à la naissance de mes enfants, j’ai pu discerner immédiatement une tonalité émotionnelle dominante, comme on distingue la note la plus aiguë d’un accord, ou la couleur du premier plan sur une toile. Chez Kevin, cette note était le crissement aigu de l’herbe à siffler; la couleur, le rouge artériel et palpitant; et le sentiment relevait de la fureur. (…) Mais quand Celia a émergé, en dépit de l’apparence cramoisie et sanguinolente, elle était nimbée de bleu ciel. (…) C’était la calme mélodie d’un promeneur loin de chez lui qui apprécie la promenade et ne pense pas être écouté.”

La syntaxe est fine et incisive, d’une intelligence sans fioritures inutiles. Le ton d’Eva est empli de cynisme, d’humour noir qui bouscule parfois un peu les bonnes moeurs, ponctué par un amour sincère et timidement déclaré pour son mari, sa fille et même, et surtout même, son terrible fils. Ses références culturelles saupoudrent de comparaisons pointues ses dires, de métaphores délectables et savoureusement étranges. En cela, l’auteure a su inculquer une dimension psychologique profonde et développée à ses deux protagonistes principaux à travers des scènes de rivalité mère-fils décrites avec efficacité et direct du droit, mais aussi à Franklin et la petite Celia, dont les caractères plus doux et faciles font tampons entre les deux terreurs principales. La lecture de ce livre se fait sans accro et il est dur de le lâcher une fois commencé, malgré la teneur de ses pages et la dureté de son sujet. L’ensemble est parfait et il est bien compliqué de sélectionner des passages tant tout mérite d’être cité.

“Je me rends compte que Kevin ne vit pas ses aversions comme de l’envie. Pour Kevin, ces dix victimes atteignaient toutes les sommets du ridicule. Elles se passionnaient pour des âneries et leurs enthousiasmes étaient comiques. Sauf que, comme les cartes tapissant mes murs, les passions impénétrables n’ont jamais fait rire Kevin. Depuis sa toute petite enfance, elles le mettent en rage.”

Lionel Shriver a su recréer une atmosphère qui semble si réelle que l’on pourrait croire à une autobiographie camouflée. Persuadée dés l’âge de quinze ans que les hommes avaient une existence plus simple que celle des femmes, elle pris alors le parti de changer son prénom de Margaret Ann en Lionel. Ce ressenti est omniprésent dans Il Faut qu’on Parle de Kevin: Eva est seule contre tous, prisonnière des préjugés et volontés imposés à son sexe, elle est totalement incomprise par son mari qui lui mène une vie beaucoup plus facile à bord de son pick-up, percevant la réalité avec plus de naïveté peut-être. Obligée de mettraient suspend un travail qu’elle adore pour s’occuper d’un enfant qu’elle craint, elle ne pourra que s’exprimer à demi-mot sur son mal-être, elle sera considérée comme une personne ingrate, une mauvaise mère trop égoïste. Une sorte de monstre en somme. Un monstre qui ne rentre pas dans le moule de la génitrice aimante et dévouée corps et âme à son rejeton.

Eva peut vous sembler terrible. Son refus d’être mère, sa quasi-absence d’instinct maternel sont autant de caractéristiques qui peuvent troubler. Kevin peut avoir l’air d’un sociopathe en couches-culottes puis d’un ado d’une intelligence hors-norme doté d’un coeur noir comme de l’encre. Et pourtant Lionel Shriver pointe simplement du doigts le fait que les liens familiaux ne sont pas forcément sources d’amour et de bonheur. Car au final on ne choisit pas son cercle familial et il peut arriver qu’on le subisse. C’est le cas des protagonistes de ce roman qui sont autant de victimes d’un malheureux quiproquos et le résultat de la pression social infligé aux couples et plus précisément aux femmes.

Il Faut qu’on Parle de Kevin est un roman qui peut choquer au premiers abords, qui marque à coup sûr, qui imprègne et qui fait réfléchir et qui selon tout attente, rassure sur son indépendance propre. Je ne saurais que le conseiller encore et encore, vous inciter à le lire une première fois et de vous y replonger de nouveau, de le redécouvrir et de vous y perdre.

“Franklin, j’étais totalement terrorisée par l’idée d’avoir un enfant. Avant de tomber enceinte, les images que j’avais de l’art d’être parent -lire à l’heure du coucher des histoires de wagon qui font de larges sourires, enfourner la pâtée dans des bouches grandes ouvertes- tout cela relevait d’un univers ne me concernant pas. Je redoutais la confrontation avec ce qui risquait de s’avérer une nature froide, fermée, mon propre égoïsme  et mon absence de générosité, les pouvoirs noirs et opaques de mes ressentiments personnels. Pour intriguée que j’étais par l’idée de “tourner une page”, j’étais aussi mortifiée par la perspective de me retrouver désespérément coincée dans l’histoire de quelqu’un d’autre. Et je crois que cette terreur est précisément ce qui m’a stimulée, comme un plongeoir donne la tentation de sauter. L’aspect insurmontable de la tâche, son côté répulsifs auront été finalement les agents de séduction qui m’on incitée à me lancer.”

il faut qu'on parle de kevin lionel shriver image

Editions J’ai Lu
607 pages
Caroline

 

À propos Caroline

Chroniqueuse

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2 Commentaires

  1. Je suis passée à côté du phénomène, mais ta chronique donne envie de lire le livre !!

    • C’est vraiment un sacré moment de lecture, je n’ai pas réussi à décrocher! Je te le conseille 1000x, et merci pour le petit message 🙂

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