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Ta-Nehisi Coates – Une colère noire (Lettre à mon fils)

Ta-Nehisi Coates observe le monde et l’interroge depuis qu’il est jeune. À Baltimore, dans les rues de son quartier, sur le trajet de l’école, puis plus tard sur le campus universitaire et à New-York, il observe, à travers l’histoire des États-Unis, les faits sociétaux et les comportements individuels ou collectifs de “ceux qui se croient blancs” et ceux que l’on considère comme noirs. Mais qu’est-ce qu’être blanc ? Et qu’est-ce qu’être noir ?

“En Amérique, la blessure ne vient pas du fait de naître avec une peau plus foncée que la moyenne, des lèvres plus épaisses que la moyenne, un nez plus large que la moyenne, elle vient de tout ce qui se passe après.”

“La race naît du racisme, et non le contraire. La façon dont on nomme les gens n’a jamais été une affaire de généalogie ni de physiognomonie. Elle est plutôt une affaire de hiérarchie.”

Ta-Nehisi Coates pointe du doigt un préjugé intégré par tous et qui fait société. Un préjugé qui vise ici la population noire américaine mais qui est vrai pour beaucoup de minorité. Un préjugé basé sur des critères physiques qui ne relèvent pas d’un choix ni d’une capacité mais d’un état, d’un fait immuable.
Il dénonce ce que beaucoup s’évertue à ne pas voir : “le racisme inconscient”, la transmission insidieuse de l’idée que les Blancs sont supérieurs aux Noirs. Il essaye de comprendre le mécanisme sociétal qui enferre chacun dans cette croyance erronée. Qu’elle soit consciente ou inconsciente, niée ou revendiquée, refoulée ou questionnée, elle s’immisce au cœur des relations humaines et induit une notion de valeur là où il n’en existe pas, créant une fracture mentale difficilement réparable.

“J’avais devant moi, sous mes yeux, le monde noir. Je me rendais compte que ce monde était bien plus qu’un négatif du monde de ceux qui se croient blancs. “L’Amérique blanche” est une sorte de syndicat, déployé pour protéger son pouvoir exclusif de domination et de contrôle sur nos corps. Parfois ce pouvoir est direct (lynchage) , parfois il est insidieux (discrimination). Mais quelle que soit la manière dont il se présente, le pouvoir de domination et d’exclusion est au centre de la croyance dans le fait d’être blanc. Sans lui, “les Blancs” cesseraient d’exister, faute de raison d’exister.”

La domination est une affaire de comportement et le jugement une affaire de subjectivité : notre différence n’existe que dans le regard que l’autre porte sur nous. Avoir conscience d’appartenir à un groupe majoritaire ou minoritaire influe sur notre manière d’être autant que sur notre vision du monde, ses codes et ses lois. Et cette prise de conscience naît des modèles qu’offre la société autant que de l’héritage familial et culturel qui nous est transmis.
Pour sortir de cet aveuglement, il faut interroger les croyances assimilées dès l’enfance, remettre en question les faits établis par l’histoire et tacitement reconduis de génération en génération. Car l’histoire n’est pas faite ainsi mais a été faite ainsi. Et si on ne peut pas retourner en arrière, on peut lutter pour que les choses changent.

Au-delà du racisme et des discriminations, des passages à tabac et des meurtres, de la dépossession des droits communs et du “corps noir”, Ta-Nahesi Coates s’interroge et nous interpelle sur la création de la race (inhérente au racisme et à l’idée de hiérarchie) et sur “le pillage du corps noir”. Pillage sur lequel s’est construite l’histoire du monde et de la civilisation, “installée et contrôlée par la sauvagerie”. Histoire sur laquelle s’appuient encore les sociétés occidentales qui, malgré des lois et des politiques égalitaires, ne cessent d’assurer leur suprématie sur le “corps noir”.

“Le pillage de la vie noire a été inscrit dans ce pays dès sa petite enfance et renforcé tout au long de son histoire. Ce pillage est ainsi devenu un trésor familial, une intelligence, un état de conscience, un réglage par défaut vers lequel, sans doute pour le restant de nos jours, nous devons invariablement revenir”

Et cet “état de conscience” alimente le gouffre, béant, que Ta-Nehisi Coates ressent depuis toujours entre le monde et lui.
Parce que les jugements de valeur persiste.
Parce que la justice n’est pas la même pour tous.
Parce que dès la naissance pèse la nécessité d’être exemplaire et de faire deux fois plus d’effort que les autres pour obtenir la même considération. Tout le monde commet des erreurs, mais les Noirs les payent deux fois plus cher.
Parce que le corps autant que l’esprit garde en mémoire la peur, la colère, l’impuissance. “Je porte les cicatrices de codes anciens, qui dans un monde m’ont protégé et qui dans un autre m’ont enchaîné.”
Parce qu’il est lui-même victime du cercle vicieux engendré par l’idée que la condition humaine dépend de la couleur de peau. Il en a bien conscience mais se doit de prévenir son fils :“La race dans laquelle on t’a rangé fait que tu aura toujours le vent de face et les chiens sur les talons”.

Parce qu’il y a que vivre parmi les Rêveurs est un fardeau, et que c’est un fardeau supplémentaire que d’entendre ton pays t’expliquer que le Rêve est juste, noble, réel, et que tu es fou d’y voir de la corruption et d’y sentir l’odeur du souffre. Pour préserver leur innocence, ils invalident ta colère et ta peur jusqu’à ce que tu te mettes à aller et venir dans tous les sens, à fulminer contre toi-même – “Il n’y a que les Noirs qui…” -, à fulminer réellement contre ta propre humanité et à enrager contre le crime qui a eu lieu dans ton ghetto, parce que tu es impuissant devant l’immense crime historique qui a permis l’existence même des ghettos.”

Le “corps noir” a été exploité, violé, fouetté, utilisé, torturé, détruit, au temps de l’esclavage. “On utilisait forcément les fouets (…), les pierres, les presse-papiers, tout ce qui pouvait servir à casser le corps noir, la famille noire, la communauté noire, la nation noire. (…) Pour les hommes qui avaient besoin de se croire blancs (…) le droit de casser les corps était la marque de fabrique de la civilisation”. Aujourd’hui la dépossession de leur propre corps se manifeste à travers les discriminations et les meurtres impunis. “Prince n’avait pas tant été tué par un simple policier qu’assassiné par son pays et toutes les peurs qui ont marqué ce pays dès sa naissance.”

“Nous aimerions pouvoir dire que de telles personnes ne peuvent pas exister, qu’il n’en existe pas, écrit Soljennitsyne. Pour faire le mal, un être humain doit croire tout d’abord que ce qu’il fait est bon, ou bien que c’est un acte mûrement réfléchi et conforme aux lois naturelles”. C’est le fondement du Rêve.

Oui, Ta-Nehisi Coates est en colère. Mais cette colère n’est ni noire ni celle d’un Noir. C’est la colère d’un homme. Et, le titre original Between the world and me prend tout son sens à la lecture de ce texte. “Entre le monde et moi” aurait pu, aurait dû être conservé (comme le souligne Juliette Cerf sur Telerama.fr) car c’est bien de cela que nous parle l’auteur, de ce qu’il y a entre le monde et lui : un décalage, un gouffre qui continue de se creuser.

Cette lettre à son fils est une réflexion profonde et nécessaire sur “le fondement du Rêve américain” et ses dérives mais aussi sur la construction du racisme qui s’érige telle une barrière infranchissable entre les Noirs et les Blancs depuis des siècles.
Ce livre est un éternel questionnement transmis à son fils :

“ceci est ton pays, ton monde, ton corps, et tu dois trouver une manière, quelle qu’elle soit, d’y vivre, de vivre avec. Je te le dis : cette question – comment vivre avec un corps noir dans un pays perdu dans le Rêve – est la question de toute ma vie, et cette quête, je l’ai compris, trouve au bout du compte sa réponse en elle-même.”

Between the world and me a reçu le National Book Award.

une-colere-noire-between-the-world-and-me-par-ta-nehisi-coates

 éd. Autrement, 2016
194 pages
traduit de l’anglais (États-Unis) par Thomas Chaumont

Pauline

À propos Pauline

Chroniqueuse

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