« Le vent était emprisonné. O. P. Le vent était un prisonnier politique. O. P. Mais le vent était toujours dans les champs, dans la rue, dans les cheveux d’une fillette ou sur les ailes d’une cigogne. Il traversait les cellules, sifflait à la pointe d’un fusil, rapprochait ou éloignait la sirène matinale d’une usine et en même temps grognait dans l’angle de l’auvent, secouait le drap qui recouvrait un énorme crucifix à l’intersection des galeries, se faufilait dans toutes les cellules et scrutait les regards. »
« Raccommoder les uniformes, se couper les cheveux pour laisser de la place à la casquette carcérale et battre les prisonniers après les avoir fouillés et ligotés, sont des devoirs qu’aucun règlement ne définit de façon concrète, mais qu’imposent l’esprit de corps et la conscience de sa propre autorité. Frappez, frappez les prisonniers aux mains entravées ! Votre devoir est de semer les haines et de les féconder dans le sang. Ce sang vivant et rouge qui vous noiera un jour. Nous apporterons la République, et alors ? La République n’efface pas le sang des cours des prisons, des pavés de la rue, de la chaux des murs où on fusille. Semez, semez les haines. C’est votre mission inconsciente, comme celle du torrent est d’éroder la roche et celle du fleuve de féconder ses rives. Frappez, frappez les prisonniers menottés et ligotés ! Vous êtes le bras d’un destin fatal qui joue son rôle de son mieux et qui pousse les hommes à grande vitesse vers leur conscience assoupie. »
Le Vent résonne entre les murs, les grilles et les barreaux, soulève la poussière dans la lumière aveuglante de la cour et s’introduit par les interstices des soupiraux jusque dans « la nuit infinie des sous-sols ». Le Vent, que les hommes cherchent toujours à enfermer, qui ne peut être soumis à l’oppression ou la répression, qui se joue de tout, qui sème, qui enfle, qui arrache, qui fait tourner, souffle au cœur du panoptique. Portrait de l’univers carcéral espagnol sous la dictature de Primo de Rivera, O. P. (Ordre Public) tressaille sous les bourrasques de la prosopopée filée, séditieuse et subversive qui unit l’intérieur et l’extérieur de la prison, porte la voix de la révolte et de la colère, dénonce l’injustice, provoque les détenus et les confronte à eux-mêmes. L’on y retrouve avec bonheur l’écriture très visuelle de Ramón Sender, militante et poétique, empreinte d’une étrangeté de laquelle surgissent parfois des diables, des insectes froids et mous succubes d’aigrettes végétales ou une bile vénéneuse qui engendre fouets et garrots.
Hiérarchie pénitentiaire déclinée en couleurs tranchées. Bleu des employés de la prison. Jaune des anti-révolutionnaires, des syndicats libres, des banquiers, des avocats ou des escrocs qui ont fait faillite ou se sont fait pincer. Le Zèbre et le Teinté à la pommade verte que suit comme une tique La Tripe, guitariste gitan. Blanc des homicides qui paradent et comparent les bourreaux. Le Cinoque, la Torgnole et le Suiffard qui nourrit les moineaux. Rouge des prisonniers politiques — O. P. (Ordre Public). Le Journaliste, double de l’auteur. Rouge encore, orné de noir, « qui bout dans le cœur impatient des prisonniers sociaux », révolutionnaires et anarcho-syndicalistes qui s’attaquent à l’ordre social et commettent des actions directes que l’autorité refuse de qualifier de politiques. Le Boiteux, assassin d’un cardinal porteur de « la pourpre wisigothique de l’Espagne », partisan des syndicats de l’Industrie. Le Chinois, meneur de grèves qui accuse le directeur général de la sûreté d’avoir tenté de le faire abattre par ses sbires. Tournent en rond, tournent en rond, dans la cour de la prison.
« La liberté maintenant se subdivise, il en existe une à l’intérieur de la prison et une autre à l’intérieur de la cellule, car certains sont au mitard depuis des années — avec les fers aux pieds — et ne peuvent faire que trois pas au lieu de six. » Interroger la solitude et sa conscience. Passer de l’isolement dans la cellule à la cour. De la cour au cachot. Du cachot au parloir. Retour au noir. Subir l’arbitraire. L’impossibilité de protester. Que ceux qui réclament avancent d’un pas : passage à tabac. « — Camarades, on nous tue ! » Chapelet de supérieurs et de préposés, enfilés les uns à la suite les autres. La seule responsable est la loi qui englobe tout. « Quelle loi ? Il y a encore une loi ? » Derrière la répression des protestataires, apparaissent peu à peu les grandes manœuvres de l’oppression qui complote la disparition simple et effective des activistes communistes et anarchistes. Les références à des événements historiques qui ont secoué l’Espagne d’avant-guerre émaillent le roman. Arrestation et mort de l’anarchiste Pablo Martín Sánchez, assassinat d’un archevêque par un groupe anarchiste, exécution de trois hommes coupables de l’assaut un train postal…
Dans les confrontations entre le Journaliste et le Vent ou les prisonniers sociaux, Ramón Sender soulève la question de sa propre légitimité, du rôle et de l’engagement de la presse, opposition intellectuelle qui atténuerait la force de l’activisme des syndicalistes, seule « véritable opposition sociale ». Journaliste au quotidien national El Sol, il fait d’ailleurs paraître en 1931 les trois premiers chapitres d’*O. P. (Ordre Public) sous forme de feuilleton dans le journal républicain de gauche La Libertad. Le cadre lui en est inspiré par son propre séjour de trois mois pour trouble à l’ordre public à la prison Modelo de Madrid, en 1926. Peu après la publication du troisième feuilleton, la IIè République est proclamée, mettant fin à la dictature de Primo de Rivera, et laissant à Ramón Sender le champ plus libre pour une critique explicite du régime. Le feuilleton se transforme en roman et est édité par les Editions Cenit, maison révolutionnaire. Avec L’Aimant et Mr. Witt chez les cantonards, O. P. (Ordre Public) s’inscrit dans la première période de l’œuvre de Ramón Cender, antérieure à la guerre civile au cours de laquelle son frère et sa femme seront fusillés et à son exil en Amérique, lors duquel il a continué de construire une œuvre d’une soixantaine de romans, dont dix seulement ont été traduits en français.
En inscrivant un cinquième titre de l’auteur à son catalogue, Le Nouvel Attila poursuit en beauté un travail de réédition et de traduction enthousiasmant, qualitatif et perfectionniste. Si le livre n’est pas illustré par les dessins d’Anne Careil que comptaient Le Roi et la Reine, L’Empire d’un homme, Requiem pour un paysan espagnol – Le Gué, et Le Fugitif, il est porté une nouvelle et percutante récidive graphique de Sylvain Lamy qui a notamment conçu les maquettes de Napoléon is not dead, Les Cobayes de Ludvik Vaculik, où Low Down de A.-J. Albany. Le roman s’enrichit en outre d’une postface d’Elsa Pierrot qui revient sur la biographie de Ramón Cender et apporte un éclairage historique au texte. Le lecteur curieux ne saurait contenir son impatience de découvrir les prochains livres de l’auteur promis par l’éditeur !