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Rire enchaîné. Petite anthologie de l’humour des esclaves noirs américains.

« – Mon père, dit-il au pasteur, si je te comprends bien, le jour du Jugement dernier, cet homme qui a volé le poulain du vieux maître sera là, le vieux maître sera là et le poulain sera là. Et le poulain regardera le voleur au fond des yeux.
– Exactement, répliqua le pasteur.
– Alors rien ne presse, se réjouit John, vu qu’on pourra toujours rendre son poulain au maître le jour du Jugement dernier… »

Les contes et histoires courtes de cette Petite anthologie de l’humour des esclaves noirs américains ont été réunis et traduits par Thierry Beauchamp, qui a exploré avec minutie les recueils de collecte du folklore oral afro-américain antérieur à l’abolition de l’esclavage. Indispensable pour entendre résonner les voix des victimes de « l’une des institutions les plus brutales et stupides jamais sorties de cervelle humaine », la lecture de ces paroles d’esclaves offre une vision interne de la vie et des mentalités dans la plantation. Une voix de l’intérieur qui diffère de celle des abolitionnistes dont les tracts et reportages dénoncent le système esclavagiste mais qui demeure celle de Blancs extérieurs. Notons que parmi les écrivains et folkloristes cités dans la bibliographie, si l’on compte quelques hommes blancs, l’on trouve également des Noir.e.s comme John Mason Brewer (American Negro Folklore, 1968) ou Zora Neale Hurston (Mules and mens, 1935) et Velma McCloud, auteure de l’ouvrage Laughter in Chains (1901) qui donne le titre à l’anthologie, et qui rapporte les récits entendus par son père, lors de son enfance, dans la bouche de son grand-père esclave dans la plantation Hammond en Géorgie.

Rire enchaîné, polysémie et double poids des chaînes : le rieur est esclave et l’humour est entravé, dissimulé sous le sous-entendu et les « histoires en apparence inoffensives mais qui reflètent, sur le fond comme sur la forme, le désir de liberté ». Subversifs atours de naïveté qu’appelle la privation de toute liberté d’acte et de parole. Dans un système qui maintenait dans l’ignorance et instaurait en loi l’analphabétisme et l’illettrisme en punissant par le fouet les lecteurs, l’humour devient, selon les mots de Thierry Beauchamp, un « processus de légitime défense ». Abordées non frontalement mais sous couvert du rire, la violence quotidienne physique et psychologique, l’injustice et la malnutrition forment la toile de fond des récits présentés. Prénommés John, Jack ou Jim, les esclaves en apparence ingénus y tournent en dérision leurs « vieux maîtres » tentant vainement de déjouer leurs rapines de nourriture, font passer les porcelets pour des opossums, jouent sur les stéréotypes et les codes des plantations pour échapper au fouet. Ultime arme de l’autodérision dans l’histoire du Noir qui bine un champ pour se reposer de l’avoir labouré dix heures durant…

Récurrents et symboliques, les défis entre planteurs organisant des combats d’esclaves sont toujours résolus par l’abandon de l’un des deux « champions » avant la lutte, l’autre préférant intimider son adversaire plutôt que de l’affronter, quitte à gifler au passage la maîtresse — « Jim a pensé que j’hésiterais pas à le tuer si j’étais capable de porter la main sur une femme blanche, répondit John. Voilà pourquoi il s’est enfui. » Et voilà qui en dit long sur les conditions de l’esclave. Lorsque l’un d’entre eux prétend parler d’abolition, le maître lui propose de lui offrir sa liberté s’il vainc un puma, mais non sans l’avoir au préalable enterré jusqu’au cou. Quand par chance l’esclave mord la queue du fauve, le maître l’invective : « Si tu veux ta liberté, bats-toi honnêtement cette fois ! » Liberté qui n’est jamais évoquée qu’en compagnie de la mort ou du châtiment. Les esclaves en fuite ne rusent et bonimentent plus avec le maître mais avec les chasseurs de têtes qui les poursuivent pour les revendre. Mis à part pour quelques chanceux, il n’y a d’espoir qu’au Ciel.

Les nombreuses fables animalières qui théâtralisent avec humour la malice, la force et le courage des esclaves comme réponse à la brutalité des maîtres font se côtoyer les très européens Frère Lapin et Frère Renard, les lions et éléphants africains, ou les tortues et écrevisses du bayou. Le décor, autour du champ de coton, est celui du Sud moite des marigots et des palétuviers, des opossums et des reptiles. Beauté du conte « Le pays des serpents », qui imagine un temps autre et mythologique dans lequel le pays était envahi par des milliers de serpents que les maîtres envoyaient les esclaves combattre. Un temps oublié et méconnu que le conteur ressuscite, invoquant les serpents qui volent le lait des vaches, ont des yeux à chaque extrémité, mordent, piquent et appauvrissent le planteur, les taureaux noyés, les chevaux qui se métamorphosent en reptiles s’ils trempent plus d’un jour dans l’eau… « Un beau matin, les serpents commencèrent à quitter le pays. Par milliers. Les crotales, les têtes de cuivre, les mocassins, les coureurs noirs, les piqueurs, les laitiers et même les serpents de cimetière. Ils sortirent en masse de leurs cachettes dans les collines et les vallons et l’on crut bien qu’ils allaient recouvrir la terre entière. Puis ils se dirigèrent vers l’ouest et leur énorme cortège laissa une empreinte d’un mètre de profondeur dans la route. On pouvait entendre leurs sifflements à plusieurs lieues à la ronde et la poussière qu’ils soulevèrent forma un gigantesque nuage qui obscurcit la lumière du soleil. Ah, vous auriez dû voir ça ! »

L’humanité qui se dégage de ces histoires drôles, de ces contes humoristiques qui ont nous sont parvenus, témoignent d’une résistance par la parole, le rire et l’ironie qui sont de tout temps parmi les meilleures armes contre l’asservissement et qui distillent avec force l’esprit de la liberté, prémisse aux révoltes. Lire aujourd’hui ces témoignages de l’humour des esclaves noirs américains, au-delà de l’indispensable témoignage historique, est toujours d’une incroyable actualité face à toute tentative de dépossession de la parole.

« Personne n’a jamais revu John. J’ai entendu dire qu’il vivait parmi les Indiens Séminoles. Et parfois, quand le vent souffle dans la bonne direction et que la nuit est silencieuse, on peut entendre une voix chanter du fin fond des marais d’Okefenokee :

J’ai une cuiller, un couteau, une femme indienne
Pas une minute de ma vie qui ne m’appartienne ;
L’alligator est libre, le rat musqué est libre,
Le raton laveu et l’opossum sont libres,
Et moi aussi, car Tu m’as entendu, ô Seigneur,
Tu as répondu à ma prière, ô Seigneur,
Béni sois-Tu et merci pour tout !
 »

 

Rire enchaîné, petite anthologie de l'humour des esclaves noirs américains, Thierry Beauchamp, AnacharsisRire enchaîné. Petite anthologie de l’humour des esclaves noirs américains.

Textes choisis, présentés et traduits de l’anglais par Thierry Beauchamp.

Editions Anacharsis, collection « Famagouste », 2016.

107 pages.

 

Lou.

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