Singelin, illustrateur de la fabuleuse série The Grocery écrite par Ducoudray, ajoute une nouvelle pierre à l’édifice déjà solide du Label 619 avec Frontier, une épopée intergalactique où s’entrechoquent désillusion et espoirs.
L’humanité a continué à pousser la conquête spatiale au point d’avoir la capacité de dresser de gigantesques vaisseaux-cités dérivant dans l’immensité de l’univers. Cependant, si les avancées technologiques et industrielles ont permis cette prouesse, elles n’ont malheureusement pas œuvré pour la préservation de l’écosystème terrien, au contraire. Car dans ce futur que l’on peut imaginer pas si éloigné que ça, le lobbying est plus puissant que jamais et les « corpos » dirigent insidieusement un système aussi bien pernicieux que bien huilé.
Avant d’être mise au placard, Ji-Soo était archéologue galactique. Mais les rêves qu’elle nourrissait avec son équipe se sont vus bafoués par le rachat du projet sur lequel iels travaillaient depuis plus de dix ans par une corpo comptant l’exploiter pour une finalité beaucoup moins noble. Au final, elle se retrouve sur Rock Breaker, où elle va faire la connaissance d’Alex qui n’a jamais vécu en dehors de la station spatiale sur laquelle il est né. Tous deux s’entichent d’un petit singe arrivé dont ne sais où qui sera nommé affectueusement Goku en l’honneur d’un fameux « Son Goku », un dieu issu d’une légende terrienne (on souligne ici le clin d’œil évident au célèbre manga Dragon Ball d’Akira Toriyama, dont Frontier possède également le sens du détail mécanique et futuriste tout en rondeur).
Malgré lui, Goku va renvoyer Alex à sa propre condition dénuée de perspective, cloitré au cœur d’une carlingue de métal naviguant sur une chaîne d’astéroïdes. Poussé·es par une succession d’événements, Jin-Soo, Alex et Goku doivent fuir pour sauver leur peau. Le hasard va les mener sur Minerve, une planète entourée de déchets satellitaires qui ne les protégera malheureusement pas de la prime qui est mise sur leurs têtes…
C’est à bout de force qu’iels sont secouru·es par Camina, une ex-mercenaire fraichement reconvertie ferrailleuse de l’espace depuis la perte de son bras. Plutôt que de sombrer dans la déprime, cette forte tête va au contraire transformer cette blessure en un levier pour se défaire de l’emprise que le rouleau compresseur du capitalisme exerce sur elle. Quoi de mieux que de se lancer dans le nettoyage orbital et ainsi participer à la préservation d’environnements naturels laissés exsangues par les humains ?
Sur fond de science-fiction et de quête personnelle, Frontier souligne cette fuite en avant menée par les sociétés actuelles n’hésitant pas à exploiter aussi bien les matières premières que la moindre espèce vivante, jusqu’au point de non-retour. Et pourtant, au milieu de tout ce sentiment d’aliénation obscure et aveugle où l’argent dirige tout, Singelin place de-ci de-là des étincelles d’espoirs : humanité, alliance, prise de conscience et amitiés vont faire front à la violence ou encore à la pollution. Car si nos défauts perdurent par delà les étoiles et que les mêmes erreurs sont répétées, certain·es possèdent une âme exaltée et des valeurs fortes et profondes qu’iels défendront et partageront à tout prix.
La bande formée par Camina, Alex, Jin-Soo et Goku va connaître bien des épreuves : milieux hostiles, déracinement, évolution en apesanteur interdisant la survie sur la terre ferme, traque… Mais uni·es par leur volonté de changer les choses et par une amitié inébranlable iels vont retrouver un sens à leurs existences, une nouvelle dynamique.
Singelin nous offre des décors fouillés et recherchés, alternant le huis clos d’une navette spatiale aux reliefs colorés de planètes fictives. On sent la maturité qui émane de cette bande dessinée, son fragile équilibre d’alerte et d’espoir caché derrière cette aventure cosmique désenchantée. Une pépite visuelle et narrative.
Éditions Rue de Sèvres
Collection Label 619
202 pages
Caroline