Œuvre de journalisme littéraire, The Good girls est le fruit d’une enquête poignante au cœur de l’Inde. Sonia Faleiro signe en 2013 Bombay Baby, une plongée dans l’univers interlope des « dance bars » de Bombay. Elle écrit trois ans plus tard Treize hommes, une enquête sur un viol collectif dans le nord-est de l’Inde. La journaliste indienne nous propose à nouveau un travail engagé et documenté. Il y sera question du sort des femmes en Inde, d’apparences à sauver et d’autopsies ratées.
La réputation était une peau
Printemps 2014 dans l’Uttar Prasesh, état miséreux du nord de l’Inde. Le village de Katra compte 3000 âmes, dont Padma et Lalli, deux cousines de 14 et 16 ans. Comme toutes les femmes et les filles ici, elles s’adonnent à un travail domestique harassant. Bien que scolarisées pour le moment, leur existence n’a qu’un seul but : le mariage, arrangé.
Dans cette région où certains villages interdisent le smartphone aux femmes non mariée, toute la communauté soumet les deux adolescentes à une surveillance permanente. Car rien n’est plus important pour une femme que de préserver la réputation de sa famille en se comportant selon des règles strictes. Et les crimes d’honneur des parents sur leurs propres filles se comptent par centaines, par milliers peut-être.
Leurs maisons n’étant pas équipées de toilettes, Padma et Lalli doivent sortir se soulager dans les champs tout proches. Un soir, elles ne rentrent pas, et sont rapidement portées disparues. Certains témoignent avoir vu des voleurs de récoltes dans le champ familial. Mais d’autres affirment que les filles ont été enlevées par un groupe d’hommes. Quoi qu’il en soit, personne ne songe à prévenir la police. Il est évident que les forces de l’ordre, au service des plus riches, ne leur seront d’aucun secours. En outre, dès les premiers moments des recherches il sera prioritaire, pour la famille des filles, de trouver une version des faits qui ne salisse pas sa réputation.
Moins d’une heure après qu’elles s’étaient évanouies dans la nature, Padma n’était donc plus l’adolescente au caractère trempé. Et Lalli n’était pas sa fidèle acolyte. Ce qu’elles étaient et ce qui leur était arrivé était déjà moins important que l’impact de leur disparition sur le statut de leurs familles.
Quand les adolescentes sont retrouvées, mortes, pendues côte à côte à la branche d’un manguier, les événements prennent une tournure funeste. La police locale, enfin prévenue, se révèle démunie face à l’ampleur du drame. Par manque de moyens, de compétences et de volonté sans doute.
Le visage de l’Inde moderne
Les médias ont largement diffusé cette histoire, réelle, y compris en dehors de l’Inde. Ses fiascos successifs ont placé quelques temps sous les projecteurs un système défaillant, et la condition désastreuse des femmes pauvres en Inde. En 2012 déjà, le monde entier restait sidéré par le viol collectif d’une étudiante à Dehli. Particulièrement cruelle, l’agression avait entraîné la mort de la jeune fille et une prise de conscience de l’Inde sur l’oppression subie par ses femmes.
Sonia Faleiro, avec The Good Girls, revient sur l’affaire de Padma et Lalli pour dénoncer, de façon plus large tous les dysfonctionnements de l’Inde moderne. Les faux témoignages et les faits dissimulés par la famille des victimes elle même, démontrent le poids pernicieux des traditions. L’honneur, pour une famille, est toujours plus importante que la vie de ses filles.
Chaque fois, les familles endeuillées défendaient une version, et la police en soutenait une autre ; l’autopsie, pratiquée dans les conditions qu’on imagine, se révélait peu concluante, et l’affaire était classée comme s’il ne s’était rien passé.
Après une enquête bâclée, une autopsie douteuse, réalisée par le balayeur de l’hôpital, vient la gesticulation de diverses personnalités politiques. Entre instrumentalisation de l’affaire à des fins électorales et visibilité médiatique, rien de déterminant ne viendra d’eux non plus. Narendra Modi, premier ministre nouvellement investi, optera pour l’indifférence, alors que l’affaire fait la une dans tout le pays. Enfin, l’importance des castes fausse l’orientation de l’enquête et retarde la découverte de la vérité, qui finira pourtant par éclater.
Quatre années d’enquête et plus d’une centaine d’entrevues avec les acteurs de cette histoire seront nécessaires. Sonia Faleiro livre, avec The Good Girls, une enquête édifiante. C’est un travail journalistique pointu, retranscrit de façon littéraire. Le texte alterne entre l’histoire de Padma et Lalli et des données chiffrées ajoutant encore davantage de force au propos de l’autrice. Enfin, c’est un travail colossal, de nature à éveiller les consciences, qui se referme pourtant par un constat amer sur la condition des femmes pauvres en Inde.
Paru le 23 mars 2022 aux éditions Marchialy.
Titre original : The Good Girls, An Ordinary Killing.
Traduit de l’anglais (Inde) par Nathalie Perrony.
400 pages
Amélie