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Thomas Giraud – La ballade silencieuse de Jackson C. Frank

Je dois confesser ma paresse. Il y a quelques années, pendant ma période Bob Dylan (période de laquelle je ne suis jamais tout à fait sorti, même si j’écoute nettement moins souvent qu’auparavant Blonde on Blonde ou The freewheelin), je n’ai pas eu la curiosité de jeter une oreille attentive à tout le mouvement folk. A peine ai-je poussé jusqu’à Joan Baez ou Karen Dalton, mais je ne me suis jamais aventuré au-delà, délaissant les contrées muettes et obscures.

Quel tort ! Car alors, j’aurais croisé la route de ce musicien maudit, abîmé, désespéré : Jackson C. Frank. En creusant, à l’époque, je me serais passionné pour la vie cabossée de cet artiste errant dans les oubliettes musicales, de la même façon que je me suis passionné pour ces écrivains maudits dont la vie ne fut qu’un long et pénible chemin de croix (je pense ici très fort à Jean-Pierre Martinet et Frederick Exley, comme deux totems noirs surplombant les éclairages artificiels de l’immédiateté médiatique). Alors, je remercie très fort Thomas Giraud d’avoir eu l’excellente idée de redonner vie et de rendre hommage à ce musicien demeuré dans le silence.

Ne vous y trompez pas, La ballade silencieuse de Jackson C. Frank n’est pas une biographie (bien que le livre s’inscrive dans la collection La sentinelle des éditions la Contre Allée, consacrée « aux histoires et parcours singuliers de gens, lieux, mouvements sociaux et culturels). Non, cette Ballade est un objet littéraire et fictionnel. Le but est de combler, par la fiction, les trous que laisse, ça et là, l’énumération des éléments biographiques purs. Dans l’ordre : l’incendie originel déclaré dans la salle de classe du petit Jackson lorsque celui-ci a tout juste dix ans, l’hospitalisation, la greffe de peau pour reconstruire son visage en partie brûlé, la rencontre avec Elvis Presley, l’ambition de faire mieux que Bob Dylan, l’encaissement d’une cagnotte confortable tombée de nulle part, l’enregistrement d’un premier album avec Paul Simon, puis le néant.

Ainsi, le but de la fiction sera de répondre à la question que pose la vie tourmentée de Jackson : mais pourquoi diable n’a-t-il enregistré qu’un seul et unique album ? Que s’est-il passé ensuite ? Pourquoi ce retour au silence ? Thomas Giraud s’attarde donc sur les grandes lignes de la biographie du musicien, l’animant avec brio en rapportant, par quelques touches subtiles, d’hypothétiques paroles ou pensées. L’écriture est aussi délicate que le personnage est timide. Le but n’est pas de prendre toute la lumière, mais de se mouvoir sans difficultés parmi les ombres. Mieux même, d’avancer avec grâce.

C’est peut-être dans ce but que l’auteur préfère décrire minutieusement une photo marquante, celle témoignant de la rencontre entre Jackson et Elvis. Marquante car improbable (Jackson et sa mère se promènent dans les allées et couloirs de Graceland, avec autant de chances de tomber sur le King que de gagner à la loterie), marquante car point de départ véritable de l’ambition de Jackson. Certes, il a en tête de rivaliser avec Dylan, mais c’est à Elvis qu’il envoie les textes de ses premières chansons, quêtant un encouragement. Cette rencontre a tout changé pour lui, et la photo prise ce jour là est un événement central de sa vie. Ainsi, la photo est décrite dans ses moindres détails, le sourire, la posture, le grain de la peau, mais on ne la verra jamais. Ce qui illustre bien le personnage.

Jackson vivra de nombreuses années dans la rue, à New York, ânonnant aux carrefours ses chansons folk que trop peu de monde a entendues. Thomas Giraud arrête son récit à ce moment de la vie de l’artiste : indigent, clochard dans la grande ville, alors qu’il vient de perdre un œil et qu’il est pris en charge à l’hôpital.

Pourquoi l’auteur s’arrête-t-il à ce moment précis ? Pourquoi occulte-t-il la sortie des Enfers, Jackson prit par la main et reconduit à la surface par un fan de folk l’ayant reconnu ? Tout simplement car le sujet que Thomas Giraud souhaitait explorer est le silence. Mieux même, un oxymore : le silence d’un musicien. Jackson semble personnifier ce silence : un homme timide qui se réfugie dans le silence de la mer pour créer, le silence d’un studio pour enregistrer un album, le silence assourdissant de son impuissance le plongeant dans une ténébreuse dépression. Le blocage qui le laissera définitivement muet, sans aucun autre album. Alors, qu’importe le happy end, qu’importe la main tendue, puisqu’elle vient trop bruyamment inverser la courbe de la vie de Jackson. Le retour à la lumière (relatif tout de même, puisque Jackson ne restera connu que des musiciens ou mélomanes les plus pointus) paraît incohérent dans cette vie cabossée.

Celle d’un homme resté dans l’ombre, réticent à s’exposer, comme un soupir entre deux mesures.

Alexandre

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Thomas Giraud

Editions La Contre-allée – 2018

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Chroniqueur

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