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Thomas Pynchon – V

Appréhender l’univers de Pynchon s’apparente à cartographier avec précision un pays depuis la station ISS. Vous pouvez en délimiter les contours, la forme (le roman) mais ce qui est des particularités précises et discrètes, vous les pressentez, les théorisez, mais sans jamais réussir à l’affirmer avec certitude et encore moins à les révéler. Car chez Pynchon il y a un art de l’esquive, d’un tout qui invariablement est voué à vous glisser entre les doigts, ne vous laissant en tout et pour tout qu’une impression, une sensation. À l’image de ”Vheissu” dans son roman, vous ne pourrez jamais découvrir quel est ce pays. Au mieux une vague localisation, pléthore de fantasmes et pas mal de terreur, voilà tout ce que peut-être Vheissu pour vous le lecteur. Tout comme cette Terra Icognita, V de Pynchon n’en dit jamais vraiment son fond et persiste à seulement vous faire ressentir son univers : le nôtre.

L’énigme Pynchon fascine, mais plus que l’auteur  son œuvre semble être un gouffre sans fond avec pour tout indication sa réputation figurant en gros inscrit sur un panneau, au bord du précipice. Ici point de Virgil pour vous guider, l’écriteau le dit très clairement “ici, abandonnez tout espoir”. Aborder ses livres, c’est accepter de ne pas tout comprendre, que cela fait même parti de l’œuvre, comme si nous prenions l’histoire en cours de route. Il y a un devoir de résilience, un contrat avec l’auteur, celui de devoir sans cesse reconsidérer l’histoire la réinterpréter au fil des événements, des protagonistes que nous croisons, et qui dans ce joyeux foutoir, laisse percevoir par petite touche une strate plus profonde qui ne pourra que vous dérouter ou vous frustrer. C’est un jeu, celui de la vie, de notre époque et de notre société.

Dans son incipit de ” l’enquête infinie” de Pacôme Thiellement (PUF éditions), l’auteur dit :
” Le problème de ce monde, c’est qu’on y est entrée comme dans une histoire qu’on a attrapée en cours de route, une histoire dont on a raté le début. Et on passe notre vie à ramer comme des dingues pour rattraper ne serait-ce que le synopsis des épisodes précédents. C’est d’autant plus compliqué que, non seulement cette histoire nous est arrivée incomplète et remplie d’incohérences, mais régulièrement, les événements qui composent l’arc narratif principal, et dans lequel nos vies se retrouvent malgré elles impliquées, changent de sens. ”

De ce constat sur notre réalité, il est alors facile d’extrapoler cette appréciation pour l’univers du premier roman de Thomas Pynchon écrit en 1963. Le tout jeune romancier, n’étant pas encore le mythe que l’on connaît. Alors âgé de 26 ans, il se lance avec ambition et brio après s’être fait la main sur quelques nouvelles (que l’on retrouve dans le recueil « L’homme qui apprenait lentement ») et quelques articles. Un roman qui dans sa genèse même contribue d’ores et déjà au mythe. En premier lieu par son aspect total et sans concession, semblant cryptique, mais toujours sur la brèche de la grande révélation. Ensuite, il apparut qu’il existait plusieurs versions du roman. Cette particularité fut expliquée par le fait que l’auteur continua à retoucher son roman après sa première publication.

Si vous ajoutez cela au mythe d’un auteur qui s’évertue à n’être qu’une sorte de fantôme médiatique dans une période où l’Amérique en pleine mutation après le récent assassinat de JFK, entrait dans une forme de schizophrénie entre pleine désillusion du monde moderne et de la conquête spatial comme promesse d’ un avenir radieux, il apparaît dès lors comme une sorte d’électron libre venant sacrément titiller les biais de confirmation de certains, voyant en lui un artiste visionnaire, là où d’autre salut le talent de conteur sans équivalence « post-moderne » comme dans le New York Times, George Plimpton qualifia Pynchon de “jeune écrivain aux promesses stupéfiantes”, louant son “style vigoureux et imaginatif”, son “humour robuste” et son “énorme réservoir d’informations”.

V, pour faire au plus simple et sommaire, car nous sommes confrontés à la quasi-impossibilité de faire un résumé exhaustif, s’intéresse au parcours de Benny Profane d’un côté, un ancien marine, dans ses dérives New-Yorkaise, en compagnie d’une bande d’ artistes et joyeux drilles : la tierce des paumés. En parallèle, nous suivons la quête d’un certain Herbert Stencil. Il parcourt le monde pour découvrir qui, ou quoi, se cache derrière l’énigmatique « V »  apparaissant dans plusieurs coins du monde durant différentes périodes proches de notre époque. Le roman s’évertuant à nous balader géographiquement et historiquement, il se permet ainsi de nous confronter aux différents événements impliquant « V », En Egypte, à Manhattan, en Italie, en Namibie ou encore à Malte dans une relecture plutôt cinglante de la fin du dix-neuvième siècle jusqu’aux années cinquante. Les petites histoires qui ont engendré la grande Histoire en quelques sortes. Ajoutez à cela le fait que nous croisons au moins cent cinquante personnages, et que chaque personnage est signifiant, à sa manière. Vous devez commencer à sentir l’ambition qui se cache derrière.

« V » aurait pu être sous-titré “un roman du bruit et du secret”. Il y a cette omniprésence dans le livre de Thomas Pynchon, comme une fil rouge voulant souligner la frénésie d’une époque, un bruit de fond constant, ça chante, il y a des sirènes, des cris, des rires, des bruits de bouteilles, le bruit de l’eau, etc… Tout le temps à chaque instant, le silence devenant le grand absent. Un peu comme si l’auteur avait voulu en faire un personnage d’arrière-plan, mais présent dans chaque scène, ainsi malgré la solitude de certains personnages, nous ne pouvons que constater qu’ils s’inscrivent dans un échec à s’extraire de cette société pour être pleinement ce qu’ils devraient incarner dans leur figure archétypale.

L’autre versant passionnant est le secret, au-delà de « V » et de l’énigme qu’incarne cette lettre durant tout le récit, le sceau du secret, des conspirations, des non-dits semblent omniprésents jusque dans les rapports humains les plus simples. Cette particularité donnant une constante sensation de décalage avec le réel, comme un rêve éveillé quasi-permanent. Là aussi, les personnages ne semblent pas appartenir au monde, malgré leur présence physique dans ce dernier. À ce propos, il est intéressant de souligner que Profane se définit comme un Jocrisse, une sorte de bouffon au théâtre. L’auteur pose ainsi le constat de la vacuité de nos existences et de l’illusion d’une certaine forme de libre arbitre, là où finalement la grande marche du monde nous dicte comment avancer. Une lecture du monde contemporaine nous confrontant tous à notre part de Benny Profane, avec un constat que nous sommes, in fine, tous et toutes des Jocrisses.

Le tout imposant un sentiment commun que nous pouvons ressentir aussi bien individuellement que collectivement. « V » est parcouru d’une certaine forme de nostalgie. Mais là aussi bien réel, elle ne s’implique pas dans une vérité factuelle, mais dans des témoignages qui donnent une certaine idée d’une époque. Comme un jugement passé sous le moulinet de nos biais et de la déception de notre monde moderne. Stencil, s’obstinant à trouver le trésor ou la boite de pandore « V », Profane déplorant la vacuité de sa vie présente, etc… Tout tourne autour du passé, alors que ce dernier, dans les chapitres revenants sur différentes périodes tranche par sa brutalité et sa fatalité contrastant cruellement avec le spleen ambiant des personnages.

« …et il semblait bien que c’était aller nulle part, pourtant il en est parmi nous qui ne vont nulle part, mais qui peuvent se monter la tête au point de croire qu’ils sont quelque part : c’est une espèce de talent, et rarement contesté, mais à ce titre même, sujet à caution. »

Enfin « V », dans sa grande symbolique et pour revenir sur cette idée, s’esquive même dans sa forme narrative. L’illusion de « V » comme promesse de chemins qui converge, mais qui finalement ne font que se croiser temporairement. Sans vous gâcher le plaisir de lecture, « V » n’est pas le roman, « V » est l’illusion qui fait avancer l’histoire, mais qui échoue à éclater au grand jour, car le roman dans sa forme finale est tout autre.

« V » s’impose par sa démesure et son ambition. Il impressionne par son foisonnement, rien n’est jamais gratuit, chaque phrase se retrouvant comme une exploration des possibles, synthétisant une idée, apportant une digression ou un regard sur une époque ou un fait. « V » impressionne d’autant plus, car remis dans son contexte, le roman est l’œuvre d’un auteur d’à peine 26 ans et qu’il s’agit là de son tout premier roman. Il serait mesquin de vous dire que le roman est facile à aborder. Il s’avère plutôt exigeant, il demande un certain investissement de la part du lecteur. Car « V » se mérite très clairement. Mais si vous lui accordez cette implication, alors le roman dans sa générosité et bien malgré son esquive permanente, se montrera généreux avec vous.

Éditions du Seuil,
Trad. Minnie Danzas
543 pages,
Ted.

À propos Ted

Fondateur, Chroniqueur

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