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Le Fantôme de Suzuko Vincent Brault couverture

Vincent Brault – Le fantôme de Suzuko

Vincent Brault cisèle ses phrases comme l’on travaille la dentelle : avec délicatesse et légèreté. Dans son dernier roman, Le Fantôme de Suzuko, son économie du verbe appuie la luminescence des scènes qui s’y déroulent entre réalité et extraordinaire. Comme lui, le narrateur se prénomme Vincent, est écrivain et Canadien. Comme lui il est touché par la beauté du Japon et plus particulièrement de Tokyo, qu’il sillonne en habitué, en personnage ancré déambulant au milieu des gratte-ciel longilignes et des spectres. 

Partout, il croit voir le profil de son amoureuse, disparue il y a quelques mois. D’elle, l’on perçoit le souvenir des odeurs et des sensations qu’elle a gravées en lui : cuir, salive, incandescence de reflets fauves. Suzuko se dessine dans les paysages du quotidien tout en évoquant en lui la magie de sa présence dorénavant perdue. Évoluant dans une atmosphère évanescente, Vincent renoue contact avec d’anciennes connaissances : Pavle le peintre serbe et Ono Ayumi la galeriste d’Art. Au détour d’une exposition d’Art moderne, il remarque Kana, une jeune femme aux paupières gonflées, à la sensualité étrange, presque obscène. Entre eux débute une relation intime, sur laquelle la silhouette de Suzuko se superpose sans cesse jusqu’au dénouement final. 

Kana n’a pas encore remarqué ma présence. C’est un peu étrange. On avait pourtant rendez-vous. Elle est absorbée par une œuvre. Celle de Pavle, peut-être. Je préfère ne pas la déranger pour l’instant. Je traîne les pieds dans le gymnase en attendant qu’elle me voie, mais elle ne regarde jamais autour. Moi oui. Je ne fais que ça. Parce que toutes les femmes ont les paupières écarlates. Je le remarque tout à coup. Des braises. Il se passe quelque chose. Mais quoi? L’air sec de l’hiver tokyoïte. Le vent du nord, radioactif. Une infection qui court. Ça s’embrouille. Je ne reconnais plus personne. Je me frotte les yeux. Un point au cœur. Les jambes lourdes. Des conversations et des rires en sourdine. Des jupes et des robes et des pantalons et des bas collants ternes. L’épaisseur étonnante de l’air.

Comme l’explique l’auteur lui-même dans une interview (visible ici), ce roman a été pensé comme s’il avait été écrit en japonais puis traduit en français : en découle une « limpidité » toute nippone, que Vincent Brault a perçu lors de ses voyages, qu’il a réussi à capturer et à coucher sur papier. S’y épanouit une foule d’éléments graphiques et sensoriels : les motifs et les coupes des étoffes dansent devant nos yeux, éclairés par la douceur diaphane des néons tokyoïtes. Les textures s’enchevêtrent aux souffles, aux froissements des peaux et des effusions d’alcool et de fourrure. Si du Fantôme de Suzuko se dégage une atmosphère d’intimité, on y croise aussi une certaine primitivité, une animalité charnelle qui, peut-être, contrebalance des rapports sociaux pudiques passés au scalpel de la bienséance et des conventions. 

Pavle Jovovic est un peintre d’origine serbe. Un des rares étrangers à avoir été naturalisé japonais. Il confectionne des œuvres immenses, des pans de mur où il mêle les motifs qui composent traditionnellement les tapisseries serbes et les tapisseries croates. Bien sûr, je ne sais jamais d’emblée quels motifs sont serbes et lesquels sont croates. C’est d’ailleurs là toute l’affaire: on se fait la guerre en pensant qu’on est radicalement différent. Et puis non.
Il est arrivé à Tokyo à l’âge de 18 ans, comme réfugié, le 3 février 1995. Sa mère et son père, sa petite sœur, ses grands-parents, plusieurs de ses cousines et cousins, des amis et des voisins. Tous morts. Dans la rue ou à la mai-son, en voiture, dans la cuisine ou dans la chambre à coucher, au champ, au bureau, au combat. Toujours sous les bombes.

Parfois trop longtemps coupés d’un instinct communautaire, les corps reviennent à la source, cachés derrière des masques pour s’autoriser à aimer, à se laisser aller. Et quoi de mieux que l’Art contemporain et l’absence de limites qu’offrent les performances pour s’affranchir du regard des autres ? Alors que les galeries d’exposition fourmillent de personnes venues non pas pour se plonger dans les œuvres mais pour se montrer en société, où s’arrête l’Art et quand la banalité reprend le pas ?
Entre deux balades en vélos, quelques tremblements de Terre et le jeu d’enlacements fugaces à l’abri d’un Love Hotel, les fantômes semblent côtoyer les vivant·es. La frontière entre le palpable et le ressenti devient aussi fine qu’une paupière. Qu’une tendre réminiscence teintée de regrets.

À la lisière du fantasme et de la réalité, du corps et de l’esprit, les pensées hachées de Vincent (Brault) nous aspirent, nous capturent dans leur flot hanté par un amour spectral.

 ” – Vous savez, monsieur, que les chats ont neuf vies?
– Euh… non…
– ls ont donc aussi neuf queues. Elles poussent l’une après l’autre.
– Ah bon…
– Les chats que vous voyez ici ont épuisé toutes leurs vies, donc toutes leurs queues. C’est pour apprivoiser la mort qu’ils se tiennent au cimetière. Ils sont affamés. Je les nourris.

Puis elle a jeté une autre tête de poisson dans l’herbe.

Éditions HéliotropeLe Fantôme de Suzuko Vincent Brault
pages
Caroline

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Chroniqueuse

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