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Zahra Abdi La complainte de la limace couverture

Zahra Abdi – La complainte de la limace

Parfois, on ressent une tristesse tellement profonde qu’elle peut paralyser et même tuer à petit feu. Lentement, la mélancolie et les regrets remontent le cours des veines pour emprisonner le cœur d’une froideur poisseuse : le corps devient lourd, paresseux, puis la pensée s’effiloche et divague, pour ne se raccrocher qu’à des lambeaux de souvenirs. 

Pour Shirine, trentenaire passionnée de cinéma et vivant encore chez sa mère, cet état prend le nom de complainte de la limace. Elle y est familière depuis que son frère est parti à la guerre du Golf, il y a vingt ans. Depuis, leur mère garde sa chambre intacte et y passe ses nuits à se lamenter de la disparition de ce fils qui n’est jamais revenu.
Face à cette absence et aux remords qui rongent sa mère, la jeune fille semble avoir développé une mauvaise conscience tellement forte qu’elle se personnifie sous les traits d’un garçon. Celui-ci commente le moindre moment de son existence en demi-teinte, sans relâche. Un peu comme si la voix off d’un commentateur gênant la poursuivait partout, pour donner son avis sur cette vie qui semble se dérouler comme un film, sur lequel elle n’a aucune emprise.

Ainsi, avec son départ sans retour, Khosrow a scellé la vie de trois femmes, malgré lui : sa mère qui n’est plus que l’ombre d’elle-même, sa petite sœur qui semble transparente (ou au meilleur des cas gênante) aux yeux de celle-ci, et enfin Afsoun. 

Poétesse reconnue, maîtresse de conférence et psychologue ayant son programme télévisé, cette jeune quarantenaire a gravi les échelons de la réussite sociale. Pourtant, elle évolue dans un quotidien anxiogène qui la pousse à fuir mentalement dans un premier temps, puis physiquement. Car en faisant le point sur ces dernières années, Afsoun ne peut que se rendre à l’évidence : elle vit encore à travers les souvenirs de Khosrow, son premier et unique amour.
Ses songes sont habités par le noyer qui séparait leurs deux maisons, par les lettres qu’ils s’écrivaient secrètement et glissaient en cachette dans les fissures du vieux murs mitoyen. Encore et encore, elle ressasse ce passé révolu, pour oublier les humiliations et les déceptions quotidiennes. 

Mais Shirine vient bouleverser cette évasion routinière et enlever à Afsoun ces œillères qu’elle s’est soigneusement cousues à même la peau. Car un beau jour, la jeune fille contacte l’émérite psychologue pour lui annoncer ceci : elle aurait retrouvé un sac entier de lettres… Les fameuses lettres d’amour interceptées et cachées depuis toutes ces années, dans la chambre-sanctuaire du disparu. tout ce qui reste d’une période joyeuse et pleine d’espoirs.

“Ma mère s’est assise sur le mur de Berlin ! Elle n’a pas permis que les lettres parviennent à destination. Et maintenant elle a fait tomber l’avion. Elle est envahi l’île de Khosrow. Elle a lu ses lettres des milliers de fois. Elle a pleuré. Était-ce le remords, la nostalgie, ou encore autre chose ? Cela ne me regarde pas. Maintenant que la coque du bateau est percé, il faut qu’à mon tour je lise ses lettres. Puisqu’elle refuse de parler, c’est à moi de recoller les morceaux et pars. Je suis contraint de lui attribuer dans le film un rôle négatif.”

La complainte de la limace est un livre puzzle, où chaque chapitre est un des dialogues internes de Shirine et d’Afsoun.  En alterné, les deux narratrices donnent leur point de vue d’une même histoire : celle d’un deuil inachevé, d’un déni vieux de vingt ans qui emprisonne leurs consciences et les empêche d’avancer. Ces vies suspendues sont une métaphore vibrante de l’Iran moderne encore traumatisé par la guerre du Golf.
À Téhéran, où se déroule toute l’histoire, les vieilles maisons pleines de souvenirs et ultimes vestiges d’une époque révolue sont rasées, pour laisser place à des immeubles sans âmes. Et l’on verse du pétrole sur les racines des arbres centenaires pour les faire mourir. Au milieu de cette ville et de ce pays en pleine mutation, ces femmes étouffent et sont prises d’un sentiment d’urgence subtilement retranscrit par Zahra Abdi : celui de reprendre leurs propres destinées en main. 

À la manière des trainées laissées par les limaces, les pensées des protagonistes s’entremêlent, tournent encore et encore en laissant leurs empreintes sinueuses. Le bouillonnement de leurs mots et de leurs sentiments happe rapidement le lecteur, et il faut savoir se laisser porter dans un premier temps sans chercher à comprendre où ces chemins mènent, ou bien s’ils ont vraiment un but ou une finalité. 

Premier livre de Zahra Abdi traduit en France, La complainte de la limace est un récit où les voix croisées incarnent avec poésie et justesse la résilience, la force, l’amour et la nostalgie.

“À minuit les sons se font plus obsédants. J’ai la sensation d’une limace froide et gluante qui enfonce ses cornes dans mon oreille. La complainte de la limace est un des sont les plus tristes que j’ai jamais entendu. C’est une plainte insistante qui se glisse lentement jusqu’au fond de lame. Cette viscosité ralentit la circulation du sang et lorsqu’elle atteint le coeur, c’est l’infarctus. Qu’on le veuille ou non, l’organe se paralyse.”

Zahra Abdi La complainte de la limace image

Traduit du persan par Christophe Balaÿ
Belleville éditions
221 pages
Caroline

À propos Caroline

Chroniqueuse

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