« Loi, travail, aucun des deux » a-t-on pu voir fleurir sur les murs pendant les manifestations contre la loi travail. Quand les manifestants refusent le travail comme moyen de s’élever dans la société, un collectif d’auteurs de SF décide de réfléchir à sa valeur passée, présente et future. Dans le recueil « Au bal des actifs, demain le travail » 12 grandes voix de l’imaginaire français (Beauverger, Calvo, Dufour, luvan, Damasio…) coordonnées par la mystérieuse Anne Adàm nous offre une anthologie hors du commun. Un appel à texte lancé pendant la période Nuit Debout afin d’aider à une réflexion politique, quand les auteurs du collectif Zanzibar sillonnaient les places pour écrire la mythologie de ce mouvement.
Que sera le travail dans le futur ? Aura-t-il disparu, ou au contraire verra-t-on le retour au plein emploi ? Sera-t-il utile à la société ou utilisé pour canaliser les colères et les désirs de révolte ? En tout cas, il sera bien sombre.
Précaire, probablement, si l’on en croit Catherine Dufour dans sa nouvelle Pale Male. Ici est poussée au maximum la logique d’ubérisation de la société. On se vend, pour survivre une heure, deux, ou une journée. N’existe que la rentabilité immédiate. Cumuler six emplois est devenu monnaie courante. Accepter des missions de quelques secondes pour gagner de quoi prendre un dixième de douche, bienvenue dans le futur.
« – J’ai tout compris, soupira Evette en tapotant sur son écran. Je suis une déesse de la poisse. La poisse m’aime, tu vois ? Elle m’adore. Elle me trace, elle me comble, elle me couve.
– Hm, compatit Adzo. Allongé à côté d’Evette sur le futon fatigué, il tapotait aussi.
– Déjà, je décroche mon bac + 6 en intermédiation grand-européenne la veille du démembrement de la Grande Europe, c’est quand même une preuve solide, non ?
-… court en bouche mais solidement charpenté, marmonna Adzo.
– Depuis, comme 360 millions de couillons d’ex-grands-européens, je seekfind – je trime chaque jour comme une réfugiée climatique tout en cherchant un autre travail pour le lendemain. Et tu sais comment l’Académie française veut nous appeler ?
– Ça existe encore, ce truc-là ?
– Des postuvailleurs. Qui postuvaillent. Elle vient d’inventer le verbe postuvailler pour remplacer seekfinder, l’Académie française. Postuvailler ! [néol.] Mot-valise signifiant le fait de postuler en travaillant.
– … une belle robe framboisée et un nez très tanin…
– Tu fais quoi ?
– Je farcis le site wines.biz d’avis dithyrambiques sur le nouveau beaujolais nouveau, cette pisse d’âne. Dix euros les trente. Et toi ?
– Des captchas pour Europeana. Vingt euros les cinq cents signes parce que c’est du cyrillique d’avant 1917. Je savais que le russe me servirait un jour. Non mais postuvailler, quoi ? Pourquoi pas travailluler ? Je paris qu’ils ont hésités entre les deux, les vieux bulots. Tu les imagines, tout verts sous leurs coupoles, des gus qui n’ont pas cherchés de travail depuis cinquante ans ? Je postuvaille, tu postuvailles, et que vouliez vous que je fisse ? Que je chomasse ? Non, que vous postuvaillassiez. Bande de Google Glass. »
Catherine Dufour, Pale Male
Chaque auteur développe donc une vision du travail, et quand il est ponctuel et instable pour Catherine Dufour, il est au contraire quête de toute une vie pour Emmanuel Delporte.
Ici, tout le monde travaille ensemble vers un but commun. On s’échine, on vit et on meurt pour construire de gigantesques tours lancées à l’assaut du ciel. 50ème étage, 60ème, 75ème… Mais dans quel but ? Servir une cause pour améliorer le quotidien de tout un peuple, ou s’abrutir dans l’effort et vivre dans une sombre dictature ?
« Les tours sont montées par blocs de 50 étages qui sont appelés « Poussées ». Chaque palier ainsi atteint constitue la « Halte 50 ».
La halte 50 est le temps du repos. Les équipes se relaient. Des passerelles sont jetées entre les treize tours.
Les génitrices sont amenées pour la saillie et offertes à chacun, afin de perpétuer l’espèce et fournir la main-d’oeuvre future.
Les plus anciens sont révoqués et assurent par leur chute une part de l’énergie indispensable. »
Emmanuel Delporte, Vertigeo
Quand la plupart des futurs nous semblent bien peu enviables, certaines nouvelles nous laissent espérer un peu d’air pour respirer… avant de replonger ?
C’est le cas pour deux nouvelles aussi innovantes sur le fond que sur la forme qui nous raconte le métier d’écrivain. Une mise en abyme du processus d’écriture, par l’immense Léo Henry, dans Le parapluie de Goncourt, ou un texte fait la navette entre l’auteur et ses relecteurs, et une réflexion sur l’édition et l’écriture dans un futur proche par David Calvo dans Parfum d’une moufette.
La volte continue donc, dans ce recueil, un travail commencé plus tôt avec Ceux qui nous veulent du bien et Faites demi tour dès que possible. Une recherche de potentiels futurs proches, une utilisation d’une science fiction réflective afin de mieux analyser et comprendre notre présent et notre actualité.
Au bal des actifs
Recueil de nouvelle collectif
Editions La volte
614 pages