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Transport, Yves Flank, L'antilope

Yves Flank – Transport

« Je sais maintenant qu’on ne reviendra pas, il faudrait un miracle pour retourner là-bas, se réveiller du cauchemar, l’indicible se rapproche, nous avons été projetés dans un autre monde, fait de nuit de soif et de froid, on ne saura plus rien de nous, même si renaissent un moment les images du premier amour, de l’enfance, des montagnes et de l’océan, avant que l’esprit ne s’effondre, que la parole ne disparaisse, que les sourires ne s’effacent, que le corps ne s’abandonne, que je ne passe de l’autre côté de la lumière, que les visages aimés ne se fondent dans le brouillard, que les caresses ne signifient plus rien, que la douceur d’un regard n’ait jamais existé ».

Parce qu’il plonge dans l’indicible en puisant dans une expérience inhumaine, Transport peut soulever des questions philosophiques et littéraires, d’autant plus quand l’amour et la mort se font front dans un urgent corps-à-corps. Mais en faisant revivre les paroles, les pensées et les rêves d’hommes et de femmes qui roulent indéfiniment jusqu’à l’inéluctable, il élabore aussi un discours qui lutte contre l’anéantissement. Tenter de contrer l’absurdité du présent par des histoires, dans un wagon en partance pour Pitchipoï, c’est le pari téméraire et bouleversant d’Yves Flank.

Tout d’abord, c’est un homme qui raconte ce qui se passe dans le wagon, l’épuisement, les paroles échangées, la faim, l’entassement, la mort, l’angoisse, la merde. Au plus prés du réel, les détails sordides abondent pour dire la lente déshumanisation des êtres qui deviennent des corps réduits aux strictes nécessités. Dans cette Babel expirante, ils parlent tous des langues différentes mais se comprennent.

Aucun détail n’est épargné. Mais dans cette nuit de fer et de bois, on ferme les yeux et on s’accroche aux moindres mots « de printemps, de rivière, d’oiseaux, de fiançailles, de baisers ». Dans de longues phrases heurtées, qui suivent comme le fracas du wagon, ces hommes et ces femmes, à l’approche de l’inconscience et du néant, luttent pour faire surgir le rêve et l’imagination dans cet enfer, embrassant cette citation de Samuel Beckett : “je sais que je ne peux aller de l’avant, mais je dois continuer à aller de l’avant”.

Puis c’est au tour d’une femme rousse qui psalmodie un chant intérieur, cantique à l’homme aimé :

Sors-moi de cet enfer, aide-moi, souviens-toi, mon amour. Les soirs d’été nous nous prenions les mains, en silence, mon âme vibrait au travers de nos peaux. Quel bonheur de sentir ta présence, nous parcourions des kilomètres de dune dans le vent, portant nos souliers dans la main libre, courant parfois sous l’orage à la rencontre d’éclairs aveuglants, criant à l’univers notre désir de feu. N’en pouvant plus je sautais à ton cou, tu perdais l’équilibre et t’affalais sur le dos dans la poussière des coquillages, j’aspirais la commissure de tes lèvres jusqu’au matin.

A travers cette litanie, la femme rousse, transcendée par son amour, s’arrache du présent. Elle prend son envol au dessus des humeurs humaines, grâce à la réminiscence amoureuse, à une frénésie désespérée des sens, qui font basculer de fait le texte vers une élégie étrange et émouvante à la vie, à la force de vie, à la rage de vivre. Le titre du livre contient, par sa polysémie (le transport vers la disparition et le transport amoureux), le combat troublant entre Eros et Thanatos, pulsions essentielles chez l’homme.

Hommage aux grands-mères disparues de l’auteur, Transport est un long poème en prose singulier, à l’écriture organique et poétique, qui capte sur le vif ce moment où nos humanités coudoient l’inacceptable. Et son refus de s’échapper du refuge que sont l’esprit et l’imagination. Premier auteur de langue française à entrer dans le catalogue des éditions de l’Antilope, Yves Flank, qui n’est pas de la génération des témoins, prolonge, dans un texte lumineux, notre mémoire commune. Un appel éclatant et audacieux aux vivants.

 

Transport, Yves Flank, éditions de l’Antilope (136 pages)

À propos Sarah

Chroniqueuse

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Un commentaire

  1. Le descriptif précédent en dit assez long sur le contenu de ce livre de Yves Flank. Ceci me donne envie de le connaître et de le lire pour en apprécier tout le contenu et le message qu’il veut transmettre au lecteur profane.
    Bien qu’il soit très court (136 pages), j’ai du mal à imaginer comment il peut traiter un sujet aussi passionnant en un temps si court: c’est cela qui vaut la peine d’être découvert!
    Merci à ‘Notre temps’ de nous l’avoir fait découvrir!

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