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Bernard Fischli Mandragore couverture

Bernard Fischli – Mandragore

Alors que la Terre est devenue quasiment invivable par la faute des Hommes, ceux-ci s’envolent vers de nouvelles planètes toujours plus éloignées de notre système solaire. Parmi ces colons 2.0 se trouve Jon Ravel, un jeune homme chargé d’une mission qui le mènera aux confins de la galaxie, sur les traces du Père Étienne dont il ne sait presque rien et qu’il doit pourtant retrouver pour la pérennité de l’Église.
Après avoir survécu à un voyage spatial et aux « Sauts » mortels qui le compose, le voilà livré à lui-même sur Mandragore, un monde silencieux où la seules quelques plantes parviennent à pousser. Ici, à part quelques villes poussiéreuses et sommaires séparées par des milliers de kilomètres et habitées par une poignée d’hommes et de femmes, rien d’autre ne semble vivre, ni insecte ni animal… La chasse au fantôme est lancée.

Est-ce que vous avez ressenti la même chose que moi, Etienne? Ce sentiment de ne pouvoir compter sur rien ni personne, cet abandon total? Et si oui, comment avez-vous réagi? Jon se passa les mains sur le visage et sentit les larmes sous ses doigts. Les réponses à ces questions se trouvaient quelque part, à Kyauta peut-être, mais il savait que la capitale ne serait pas la dernière étape. Son but se trouvait plus loin, quelque part sur ce monde, en un lieu qu’il ne pouvait encore imaginer, mais qui l’effrayait.
Un monde que les hommes, avant même d’avoir tenté de le comprendre, avaient déjà commencer à piller.

S’inscrivant dans la saga des Voyages sans retour de Bernard Fischli, Mandragore dresse le triste portrait d’une humanité atrophiée qui n’apprend pas de ses erreurs, et qui s’acharne à répéter les mêmes gestes destructeurs où qu’elle aille. En effet, à des années-lumière de son berceau stérile désormais appelé Terra, elle épuise et pollue les sols et mers qu’elle rencontre.

Homme de foi et hackeur de génie, Jon se voit obliger d’observer et d’analyser ce nouvel univers dont il ignore presque tout, prenant peu à peu ses repères pour mieux se fondre dans la masse et atteindre son but. Mais le hasard place Max et Tim sur son chemin, deux compagnons de fortune qui vont le suivre jusqu’au bout des contrées désertiques les plus éloignées.
De ce trio bancal, où chacun cache un passé trouble et lourd de secrets, vont germer aussi bien l’amitié que la trahison, le doute que la solidarité. Alors qu’ils s’enfoncent toujours plus profondément dans des paysages étranges et inconnus où ne chante aucun oiseau ni ne bruisse aucune vie autre que végétale ou humaine, le climat se fait de plus en plus hostile et de nombreux dangers se dessinent. 

Il dut faire marche arrière, l’esprit saisi d’une terreur sacrée. Comme les scènes de la Genèse, qu’il avait pourtant imaginées, lui paraissaient ternes en cet instant. L’effort humain, collectif et acharné, avait donné naissance à une entité qui reléguait Behemoth et Léviathan au rang de moutons bêlants. C’était la bête de l’Apocalypse surgissant de la mer, c’était le feu s’abattant sur Sodome… Et c’était au cœur de ce maelström de lumière qu’Etienne avait plongé pour y déposer – quoi ?
Cette urne qui l’attendait, tapie dans ce cœur d’étoile ? […]

Mais tu n’es pas sur Terra. Tu n’y retourneras plus jamais. Jon se sentit soudain stupide, planté sur le sable, les bras ballants sous le soleil qui gagnait en vigueur. Il lui vint l’envie irrationnelle de rejoindre les baigneurs, de partager cette frénésie avec eux. Il se défit de ses vêtements, ne gardant que son caleçon élimé, et marcha vers la mer. Il y avait des vagues, plutôt modestes, qui léchaient le sable, et il pénétra dans l’eau, surmontant ses craintes. Rien ne va t’attaquer là-dedans, ni te mordre, ni te piquer, ni te saisir pour te noyer. Il n’y a pas d’animaux sur Mandragore. Ni dans l’eau ni ailleurs. Il n’y a que nous.

Bernard Fischli sculpte une dystopie au cours de laquelle Jon Ravel se heurte à l’incongruité sisyphéenne de notre espèce qui n’apprend jamais de ses erreurs et qui détruit aveuglément ce qui l’entoure. Sa foi est ébranlée sous ce ciel où il ne reconnaît plus rien, pas même les étoiles qui y scintillent, et qui le renvoie plus que jamais la petitesse de sa condition. Face à cette perte de repère et à cet écosystème dont le langage organique échappe aux œillères de ses nouveaux habitants, la colonisation de Mandragore lui apparaît sous un nouveau jour cruel, dont son Dieu semble s’être détourné.

Dans ce roman de science-fiction amèrement crédible sur bien des points, le cheminement se fait sur plusieurs plans, qu’ils soient physiques, via les kilomètres engloutis, ou bien dématérialisés, car l’IA y a atteint une puissance telle que l’on peut s’y projeter pour mieux la modeler. L’auteur y cisèle également la dualité entre religion et esprit scientifique sous les traits de ces protagonistes, subissant un déracinement si profond qu’ils cherchent quelque chose à quoi se raccrocher afin de redéfinir les contours de leurs existences.

Dans ce nouvel environnement muet qui n’est perçu que comme une énième ressource exploitable, les croyances sont mises à mal et les acquis s’effondrent un à un. Et Mandragore ne s’avérera pas aussi stoïque que le pensent celles et ceux qui l’envahissent…

Qu’avons-nous fait de notre jardin? avait dit Ehrlich, dont c’était peut-être là les paroles les plus sincères… Jon plongea la tête sous l’eau tiède, s’ébroua, se lécha les lèvres. Mare Novum avait le goût des larmes, ce qui était étonnant pour un monde sans yeux.

Bernard Fischli MandragoreHélice Hélas
448 pages
Caroline

À propos Caroline

Chroniqueuse

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