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Camille Froidevaux-Metterie – Seins, en quête d’une libération

“Couvrez ce sein que je ne saurai voir. Par de pareils objets les âmes sont blessées. Et cela fait venir de coupables pensées.” Molière n’imaginait sans doute pas à quel point cette attaque envers le refus du dévot hypocrite de porter les yeux sur les appâts de la femme résonnerait encore aujourd’hui. En parlant “d’objets”, il soulignait déjà à quel point l’identité des femmes repose sur des attributs dont la diversité et la beauté sont niées, pire : invisibilisées. Camille Froidevaux-Metterie, philosophe, chercheuse et professeure de science politique, explore leur quête de libération, dans une logique de réappropriation des corps. 

L’existence des femmes est soumise en permanence au prisme de leur poitrine : c’est ce que démontre avec brio Camille Froidevaux-Metterie, dans un brillant essai agrémenté de témoignages qui ont pour but de rendre compte des expériences vécues, loin des injonctions et des fantasmes qu’ils nourrissent. Pour construire ce brillant essai, Camille Froidevaux-Metterie est ainsi allée à la rencontre de quarante-deux filles et femmes, qui ont accepté de répondre à son enquête philosophique et de livrer leurs récits de vie, “aussi intimes soient-ils”, tout en acceptant de se dénuder face à son objectif. 

“La plus jeune a 5 ans, la plus âgée 76 ans ; entre ces deux pôles, ce sont tous les âges de la vie que j’ai essayé de représenter, tout comme je me suis efforcée de rendre compte de la pluralité des situations de seins : femmes blanches, femmes noires, femmes trans, femmes enceintes, femmes allaitantes, femmes handicapées, femmes grosses, femmes maigres, femmes malades, femmes guéries, femmes privilégiées, femmes discriminées, femmes mères, femmes célibataires, femmes lesbiennes, femmes bi, adolescentes, enfants… Je n’ai sans doute pas épuisé la variété des cas possibles, j’aurais aimé par exemple pouvoir rencontrer une très vieille femme, je me suis demandé s’il n’aurait pas été opportun de m’entretenir avec un homme trans, j’ai regretté de ne pas pouvoir rendre compte de davantage de situations d’oppression, soit que je n’aie pu emprunter les détours nécessaires, soit qu’il m’ait fallu taire certains éléments des récits recueillis par respect pour les femmes victimes. Je n’ai pas donc la prétention de faire un état des lieux exhaustif et définitif. Il s’agit simplement de mettre au jour, par-delà l’expérience l’expérience vécue de ces femmes singulières, les représentations et les aspirations qui sont aujourd’hui associées aux seins. Outre le fait que j’aurais ainsi approfondi ma réflexion sur le féminin défini comme un rapport à soi, aux autres et au monde qui passe nécessairement par le corps sexué, si ce livre nourrit par ailleurs la dynamique émancipatrice engagée ces dernières années sur le terrain du corps intime et contribue à accompagner les femmes sur le chemin de la réappropriation de leur corps, il aura alors atteint son objectif.” 

Pour atteindre son objectif, l’essayiste et philosophe s’inscrit dans la lignée de Simone de Beauvoir et d’Iris Marion Young : l’adoption de la perspective phénoménologique lui permet de penser le corps sous deux aspects, à savoir son aliénation, d’une part, mais aussi sa propension à s’ériger en vecteur d’émancipation.

“Mon postulat consiste à appréhender le corps des femmes comme le lieu d’une étroite imbrication entre les dimensions physiques, existentielles, sociales et politiques de leur existence. En lui se noue ce que j’appelle des “noeuds phénoménologiques” : tout au long de la vie, les femmes traversent un certain nombre d’étapes cruciales et irréversibles quand, à l’occasion d’un événement/processus/bouleversement corporel, elles éprouvent la sexuation de leur existence tant sur le plan intime de leurs affects que sur le plan social de leurs relations à autrui. De la puberté à la ménopause, en passant par tous ces moments qui, d’une façon ou d’une autre, engagent le corps féminin (se vêtir, se nourrir, porter un enfant, jouir, etc.), une multitude de transformations s’opèrent qui modifient les représentations que les femmes (et les hommes) se font de leur place et de leurs fonctions dans la société. Le fil rouge de ce parcours de vie scandé par le corps est double : c’est la réitération de l’injonction à la disponibilité, mais c’est aussi la révélation de ce que nos corps, fluides et changeants, peuvent échapper à la prise et demeurer libres.”

Son exploration est menée tambour battant en six grands chapitres étayés de ces touchants témoignages qui confirment à quel point cette partie du corps des femmes n’est jamais anodine, et suscite à la clé de nombreux complexes et une compétition entre femmes là où la solidarité serait de mise. Elle explore ainsi l’entrée du sexe dit faible dans leur corps sexué et cette entrée brutale, à l’adolescence, dans une condition brutale qui sera la leur pour le reste de leur existence, autour d’attributs qui ne semblent plus leur appartenir. 

“Se dégoûter soi-même, se détester ou simplement ne pas s’aimer, pour une poitrine trop grosse, trop pendante, trop petite, c’est une souffrance personnelle intense mais c’est aussi un scandale collectif. Car ceux qui ont intérêt à ce que le mal-être corporel des femmes perdure, ceux qui en font leur profit commercial, ceux-là ont solidement verrouillé le système et nous inondent d’idéaux esthétiques surnaturels en nous vendant à prix d’or les artifices supposés nous rendre conformes. Nous pouvons y résister, nous avons commencé de le faire et c’est une bonne nouvelle. Reste que la réflexion sur les modalités incarnées de nos existences nous amène aussi à saisir la complexité des décisions que nous prenons relativement à ce que nous faisons de nos corps.” 

Une liberté inédite va-t-elle enfin souffler sur nos poitrines ? Espérons en tout cas que les femmes puissent grâce à cet ouvrage assumer leurs seins pour ce qu’ils sont, et qu’elles en recouvrent enfin la jouissance et la propriété, en cessant de se comparer à des normes esthétiques purement patriarcales et commerciales. Une lecture passionnante, éclairante et déculpabilisante, qui nous amène, ne serait-ce que provisoirement, à une position distanciée et à un rapport apaisé à nos corps. 

Editions Points Féministe
208 pages
Faustine

 

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