Avec Toute seule, son neuvième roman, Clotilde Escalle nous présente à nouveau des personnages en marge, violents et isolés, à l’instar de ceux qu’elle mettait en scène dans Mangés par la terre en 2017. Elle revient également sur un thème qui lui est cher, celui de la vieillesse, déjà développé dans Herbert jouit en 1999, et dans lequel le vieillard était présenté comme une personne qui, à cause de son âge, ne faisait plus vraiment partie de la société.
Toute seule est avant tout l’histoire poignante de Françoise et de sa résistance face à la misère dans laquelle elle vit. Le roman s’ouvre sur la description de cette femme, qui n’ose plus sourire parce qu’elle perd ses dents. Sa langue, par réflexe, fait le tour de la mâchoire désertée, tout comme son esprit rumine en boucle ses espoirs perdus. Elle vit avec Paul, cheminot à la retraite et artiste peintre de vingt-sept ans son aîné. Elle a été sa muse et son amante, elle a longtemps vu un idéal en cet homme pourtant violent. Aujourd’hui vieux et déclinant, il la dégoûte et il est clair désormais qu’ils ne feront jamais fortune grâce à son art. Ils occupent ensemble l’ancienne boucherie d’un bourg à l’agonie, et elle expose les peintures, plutôt approximatives, de Paul dans la vitrine sale dans l’espoir d’en tirer quelques dizaines d’euros.
Il y a peu de dialogues dans ce roman, ça fait bien longtemps qu’ils n’ont plus rien à se dire, et personne ne s’adresse vraiment à elle. Nous restons donc dans l’intimité profonde des pensées de Françoise, cet espace de solitude hermétique et sans chronologie dans lequel elle tourne en rond, entre traumatismes d’enfance et regrets. Pas de chapitre non plus pour se repérer, pour elle comme pour nous, il n’y a pas de temps pour souffler pendant cette sombre plongée dans la misère.
Je voudrais que le décor cesse de tourner, que la peur me lâche les reins, pense-t-elle. Comment se répare-t-on soi-même ?
En s’attachant à un seul personnage, à son histoire particulière et à son univers en huis clos, Clotilde Escalle évite tous les fantasmes éculés sur la pauvreté. Par contraste, la singularité de cette femme et l’attitude condescendante de personnages anonymes à son égard permettent de mettre en lumière et dénoncer tout le mépris que peut susciter la misère. Il y a d’abord la boulangère d’en face qui refuse de la servir, la gérante du Petit Casino qui lui donne des invendus périmés immangeables, ce couple qui revient sans cesse « pour voir », par curiosité malsaine, mais n’achète aucun tableau, et même l’assistante sociale, méchante et infantilisante. Méprisée et oubliée, tous préfèrent ignorer sa souffrance.
Vous l’avez vue ? De plus en plus sale, de plus en plus sauvage, l’air d’une zinzin. Comme si on avait besoin d’eux en plein bourg, alors qu’on vient de refaire la place du marché, les chênes centenaires abattus pour des barrières métalliques vertes et des géraniums, ça nous a coûté un bras, à nous autres, contribuables !
Profondément ancrée dans la crise sociale contemporaine, et décrite avec minutie, la situation de Françoise se révèle brute et fermée. Très peu d’alternatives s’offrent à elle en dehors de la débrouillardise, le reste n’est que mirage. L’autrice ne cherche pas non plus à habiller la réalité difficile avec des fables sur la solidarité. Même au sein du couple, c’est chacun pour soi. Ils se méfient l’un de l’autre, il cache sa pension de cheminot dans les coussins du fauteuil, elle lui vole ce qu’elle peut.
Il y a aussi l’écrivain raté, le romancier à mi-temps qui se réclame de Flaubert avec vanité. Il ne vend pas plus de livres qu’elle de tableau, mais se permet tout de même des théories quant à la responsabilité de Françoise sur sa situation et la volonté qu’il lui suffirait pour qu’elle s’en sorte. Dans une bouffée de condescendance il l’exhorte à se cultiver et lui préconise l’écriture comme remède. Lui aussi dans un monde clos, il ne sera pas d’un grand secours à Françoise, suggérant peut-être que la littérature ne saurait être d’aucune aide et qu’il faudrait désormais s’atteler à regarder la réalité sociale en face.
Paru le 1er octobre 2021 chez Quidam éditeur,
dans la collection Made in Europe.
Préface de Pierre Jourde.
205 pages
amélie