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Collection S!NG, entretien avec Pierre Vinclair

Pierre Vinclair est un poète hyperactif. Il écrit de la poésie autant qu’il la pense et la promeut. Au sein de la collection S!NG qu’il dirige au sein des éditions Le corridor bleu, on peut découvrir des poéte.sse.s de différents horizons, proposant des formes singulières de poésie. Il nous accorde ici un entretien sur ce travail éditorial et exprime sa passion et sa vision sur l’écriture poétique.

 

Vous êtes poète, pensez la poésie dans des essais autant que vous l’écrivez, vous avez aussi le projet de la revue Catastrophes (revue en ligne et en papier). Au vu du rythme de vos publications, vous semblez dans un élan de créativité d’une intensité impressionnante. Quelle était la nécessité de se lancer dans la direction d’une collection de livres de poésie ? Est-ce que vous vouliez porter plus loin votre vision et vos goûts en matière de poésie ?

La loi des remariages Christine Chia collection S!NGÀ peu près au moment où nous avons lancé Catastrophes avec Guillaume Condello et Laurent Albarracin, j’ai découvert des textes que je trouvais absolument remarquables et qui n’étaient pas disponibles en français. J’ai donc proposé à Charles Briseul, qui avait déjà accepté de publier une version papier de Catastrophes, d’ouvrir une petite collection au sein du Corridor bleu, et il a été immédiatement enthousiaste ; Charles est depuis le début un soutien incroyable ; il fait toute la partie technique, matérielle et administrative de l’édition, la mise en page, la compta, le lien avec les imprimeurs, etc., la collection serait absolument impossible sans lui. C’est ainsi que S!NG est née : S!NG comme Singapour (où j’habitais), S!NG comme Sing a song, S!NG comme Singulier.

Cela m’arrive souvent de tomber sur (ou qu’on m’envoie) des textes non publiés qui ont de la valeur ; et dans ces cas, je les oriente vers les maisons d’édition où j’estime qu’ils seront le mieux reçus. Mais pour les livres que j’ai voulu publier en montant S!NG, ceux de Christine Chia et de Sharon Olds, c’était différent. Ils ne se contentaient pas d’être bons : ils proposaient des solutions convaincantes (et bouleversantes) aux problèmes que j’essayais moi aussi de travailler dans ma pratique. On n’est pas là pour parler de ma propre poésie, mais la réponse la plus honnête à votre question se trouve là : ce Odes Sharon Olds collection S!NGsont des œuvres que j’ai publiées parce que j’aurais voulu être capable de les écrire.

Christine Chia (qui est une poétesse célébrée à Singapour où j’habitais), dans La loi des remariages et surtout dans Séparation : une histoire (nous avons publié les deux recueils en un seul volume), parvenait admirablement à tresser le personnel et le collectif, l’autobiographique et le politique, dans un travail formel à la fois inventif et parfaitement lisible.

Sharon Olds (dont j’ai découvert l’œuvre dans une librairie de Los Angeles en 2016), quant à elle, arrivait dans les Odes à dresser le tableau des choses et des êtres importants pour elle, dans des vers à la fois effarants de beauté et complètement triviaux, parvenant à tirer d’un vocabulaire scientifique, ou anatomique, ou médical, etc., a priori ingrat, des visions extrêmement puissantes et singulières. La traduction de Guillaume Condello est fabuleuse pour cela, il a su garder l’extrême précision, la complexité, tout en échafaudant une langue claire, et musicale, qui fait swinguer les visions.

À travers leurs approches si différentes, ces deux livres proposent une poésie à la fois exigeante et engagée (ayant à accomplir un office existentiel), mais qui ne bluffe pas ; extrêmement originale, mais sans posture ; osant célébrer ce qui compte, mais sans complaisance.

Je ressemble à une cérémonie Julia Lepère collection S!NGLe cas de Je ressemble à une cérémonie est à part, car il ne s’agit pas d’une traduction : j’ai rencontré Julia à la soirée de lancement du premier numéro de Catastrophes, auquel elle avait contribué avec un texte très original, remarquablement composé. Lors de cette soirée, elle m’a parlé de son manuscrit et comme je montais la collection je lui ai demandé si je pouvais le lire. Ce que j’avais pressenti avec son premier texte s’est confirmé : un univers très singulier, une prosodie très souple, hésitant entre le vers et la prose, mais très assurée, et portant des visions brûlantes. Brûlantes mais, assez étrangement, comme brûlant au loin, derrière un voile de rêve (et parfois de cauchemar). Tout de suite troublé et touché par son travail, je lui ai proposé de l’ajouter à mon programme.

Et voilà la collection lancée : avec trois œuvres très différentes, de femmes avec qui je ressentais des affinités artistiques fortes, chacune composée à un moment spécial de leur vie. Un premier livre ; un livre célébré ; et le livre qui fait le bilan d’une vie. Une petite sœur ; une grande sœur ; et une guide.

 

Vous avez ensuite publié Le Manscrit d’Olivier Domerg puis récemment Contrebande de Laurent Albarracin, deux livres qui abordent des thématiques très proches de vos réflexions en tant que poète, en l’occurrence l’écologie et la forme du sonnet. La collection S!NG est-elle une chambre d’écho pour faire résonner vos intérêts avec ceux d’autres voix ? Ou est-ce plutôt votre façon de faire entendre plus largement votre idéal poétique ? En somme, est-ce votre laboratoire personnel ou un espace ouvert à destination des lectrices et lecteurs ?

Le Manscrit Olivier Domerg collection S!NGÇa m’est difficile de dire « la Collection S!NG est ceci » ou « cela » : chaque livre que j’y publie a des bonnes raisons de s’y trouver, mais ces raisons varient beaucoup d’une fois sur l’autre. Vous avez raison de noter que Le Manscrit est un formidable texte d’observation de la nature, et que Contrebande présente un travail amusé et virevoltant sur le sonnet. Mais Le Manscrit m’intéresse aussi beaucoup pour sa manière de travailler la forme (entre la prose, la note et le chant) ; et Contrebande est tout sauf un laboratoire seulement formel, c’est d’abord une exploration généreuse du monde des objets. Qui plus est, chacun de ces deux livres est comme un jalon dans l’œuvre absolument singulière, fascinante et opiniâtre de deux auteurs très différents, et que je lis avec beaucoup d’admiration. Enfin, il y a des livres de la Collection S!NG, comme Madame tout le monde, dont il est vraiment impossible de dire qu’il s’agit d’une chambre d’échos de mon propre travail, puisque c’est une anthologie de jeunes poétesses composée par Marie de Quatrebarbes.

Plutôt que comme le développement d’un programme, éventuellement en lien avec mon « idéal poétique » comme vous dites, je vois plutôt la Collection Contrebande Laurant Albarracin collection S!NGS!NG comme une chambre où j’inviterais des poétesses et des poètes que j’aime. Ils et elles ont leur œuvre propre, qui n’a pas forcément de rapport avec mon travail, mais dans cette chambre nous décidons de faire un livre ensemble, et ce livre, puisqu’il est fait ensemble, créé par le fait une passerelle entre nos intérêts. S!NG n’est pas un lieu où je publie des livres qui ressemblent aux miens, mais un lieu où je fais des livres avec des gens dont j’admire le travail.

 

Cette question de faire des livres « avec » me semble nouvelle dans la création poétique et plus largement artistique, comme pour dépasser les égos. Par exemple, dans votre livre La sauvagerie paru aux éditions Corti, vous avez invité d’autres poéte.ss.es à venir à y participer. Vous parlez également de cette anthologie à paraître bientôt dans la collection. Qu’est-ce que révèle cet esprit collectif dans l’écriture contemporaine ? Souhaitez-vous que la collection S!NG en soit le reflet ?

On n’écrit jamais un poème tout seul, ne serait-ce que parce que la langue est l’objet le plus commun (les mots qu’on utilise sont passés par toutes les bouches). De là, l’écriture est politique, est une forme de politique. On peut styliser trois manières différentes de concevoir la communauté des utilisateurs de langue :

    1. Une conception aristocratique, selon laquelle il y aurait les « grands poètes » se tapant sur l’épaule à travers les siècles. Ceux qui partagent cette vision ont tendance, pour se hisser eux-mêmes dans ce club très select, à se mettre en scène dans leurs livres en train de dialoguer avec les génies du passé. Ils se rapportent à leurs contemporains (forcément des non-génies) comme un seigneur avec ses gueux. La question politique est pour eux : comment intensifier leur domination.
    2. Une conception bolchévique, selon laquelle un groupe (l’avant-garde) doit imposer une nouvelle conception de la littérature et mettre au rebut toutes les autres façons de voir. L’organisation n’est plus binaire (génie/gueux) mais ternaire (chef / soldats / ennemis). La question politique devient double : interne (comment faire en sorte que ses troupes filent doux ?) et externe (comment purger les mauvaises manières de concevoir l’écriture ?)
    3. Une conception anarchiste, selon laquelle chaque individu parlant est un individu en droit égal en dignité à tous les autres. Parmi ceux-ci, ceux qui sont déjà capables d’un usage autonome de la parole essaient d’aider les autres à s’émanciper. Ils peuvent aussi chercher à s’associer, surtout s’ils ne pas travaillent exactement de la même manière : ils cherchent une complémentarité. Cette collaboration n’implique, ni le pouvoir d’un seigneur sur ses gueux, ni celui d’un chef sur ses soldats. La question politique est alors : comment se coordonner entre personnes égales (sans compter sur des relations de pouvoir) pour fabriquer les livres les plus intéressants possibles ?
Avez-vous l’envie et le fantasme (donc impossible à réaliser) d’inscrire dans la collection une poéte.sse .e en particulier ?

Je publierais bien la correspondance complète de Stéphane Mallarmé et Emily Dickinson, avec une préface de John Ashbery.

 

Et quelles sont vos envies plus réalisables ? Quelle suite voulez-vous donner à cette collection ?

J’ai très envie de voir sortir les deux prochains volumes, qui sont prêts et paraîtront en janvier. D’abord Madame tout le monde, une anthologie composée par Marie de Quatrebarbes où l’on voit à l’œuvre l’extraordinaire richesse des propositions poétiques d’une quinzaine de constellations portées par des jeunes femmes. Ensuite Les Bœufs du soleil, une nouvelle traduction de la quatorzième section d’Ulysse de Joyce. Ce texte fou, qui retraverse tous les états de la langue anglaise du Moyen Âge à l’argot des faubourgs de Dublin, est la seule section que Gallimard n’avait pas osé retraduire dans l’édition de 2004. Auxeméry s’en est chargé pour S!NG, avec le conseil scientifique de Mathieu Jung qui en a aussi assuré la préface. Ces deux volumes ont beau avoir été effectivement réalisés, je considère qu’on n’est pas très loin du désir impossible !

Madame tout le monde dirigée par Marie de Quatrebarbes collection S!NGEnsuite il y aura trois autres volumes, l’un à l’automne 2022 et deux en 2023. Trois livres magnifiques (dont une traduction), mais c’est beaucoup trop tôt pour en parler. Quant à ce qui se passera après, je ne veux pas y penser maintenant. J’espère simplement que le moment venu, il se passera ce qui s’est toujours passé jusqu’à présent : une idée impromptue, qui me prend subitement, ou la rencontre de quelqu’un de formidable, avec qui une envie de collaborer se formule. Dans les deux cas, quelque chose d’imprévisible, qui excède tout désir formulé en amont, et qui s’impose pourtant comme nécessaire. Ça ressemble d’ailleurs à une définition de la beauté, ou de la grâce ! Alors voilà ma réponse : pour la suite, je voudrais que S!NG continue dans la grâce !

À propos Adrien

Passionné de poésie contemporaine et attaché à l'écriture sous toutes ses formes, engagée ou novatrice.

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