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Elena Alves Cruz – Je ne dis rien de toi que je ne vois pas en toi

Galvanisée par la découverte de précieux filons d’or et de métaux rares dans la région du Minas Gerais, la ville de Rio de Janeiro connaît un ressort fulgurant. Puissantes et richissimes, les familles Gama et Muniz sont notamment réputées pour leurs négoces de précieux minerais avec le Portugal et pour leur grande droiture chrétienne. Une alliance doit par ailleurs renforcer leurs liens et asseoir définitivement leur autorité : celle d’un mariage prévu entre Felipe et Sianinha depuis leur plus jeune âge. 

Je distingue en toi la capacité de me transformer
Comme le potier façonne le pot, le connais ta volonté
Ton intelligence
Ton envie de dominer le monde.
Avec la même angoisse que les bandeirantes défricheurs
Ou avec la fièvre des corsaires
Tu opprimes et écrases de tes pieds

Si la future épouse s’applique à broder son trousseau, le jeune nanti semble quant à lui rongé par un mal mystérieux qui lui fait battre le pavé la nuit venue. Depuis quelques temps l’odeur des fleurs de jasmin exalte en son cœur un parfum secret et unique, symbole de son amour tout autant absolu qu’interdit avec l’envoutante Vitória. Vitória, née homme en Afrique, terre dont elle tire ses pouvoirs incantatoires et sa connaissance des remèdes de l’âme et du corps, femme aussi bien célébrée que crainte pour son charme magnétique et ses mots qui tranchent comme ils guérissent. Si de nombreux prénoms l’ont habillée et de rudes épreuves l’ont meurtrie, aujourd’hui elle marche la tête haute, la lame de son couteau affutée, l’esprit toujours sur le qui-vive.

Mais voilà que le reste de la famille Gama commence également à trembler face à une menace venue tout droit du vieux continent sous les traits de Frei Alexandre, un inquisiteur envoyé en mission afin de débusquer les plus troubles hérésies chez les nanti·es et surtout pour étudier la pureté du sang de certains de ses figurant·es. Pourtant irréprochables sous tout rapport, l’illustre lignée semble devenir étrangement inquiète et fébrile… Quels secrets cache-t-elle donc derrière les lourdes portes de sa demeure d’or et de brocard ? 

Tu tentes de cacher dans mes plis tes faits peu glorieux, Tu tentes d’effacer grâce aux empreintes de mon passage
Tes failles impardonnables,
Tu cherches à corriger en commettant d’autres délits,
Tu trouves en te trompant et tu te trompes en pensant trouver.
Pourquoi ne te laisses-tu pas porter simplement
En sentant le seul battement qui vaille en toi?

Elena Alves Cruz extrait de la touffeur du Rio de cette époque l’ambiance tour à tour misérable et grandiose. Dans Je ne dis rien de toi que je ne vois pas en toi, elle confronte les richesses lumineuses issues d’esprits entiers et courageux à celles matérielles, tirées de la terre, du sang et des mensonges. En cette période de chasse aux sorcières où l’inquisition est toute puissante, favorisant et même exhortant la délation et les médisances, les droits humains sont bien peu de choses et seul compte la lignée et la couleur de la peau. Le commerce des esclaves permet de faire fortune aussi bien que l’extraction de l’or dans les mines meurtrières du Minas Gerais, où des noir·es rêvant de liberté et d’indépendance sont utilisé·es et usé·es jusqu’à leur dernier souffle, comme de simples outils. Colonialisme et racisme jouent des coudes sous couvert de suprématie blanche et religieuse.

Tout au long de ce roman qui ne pourrait porter meilleur titre, l’autrice met à nu la vérité crue, dépouille ses protagonistes de tout apparat. Creusant et sondant leurs secrets les plus intimes pour en tirer l’authenticité brute. Les élites s’effondrent sous le poids de leur propre hypocrisie, rongées par un devoir abscons les privant du bonheur amoureux. Iels ensevelissent à tout pris une nuée de sentiments passionnels, les considérant comme autant de vices, se torturant l’esprit en parades et cachoteries. Attaché·es aux apparences et à leur statut privilégié plutôt qu’à de réelles valeurs, ces hommes et femmes se débattent dans une fange de dévotion superficielle et d’unions malheureuses et violentes. Seul Felipe semble faire exception en restant loyal et juste, notamment envers l’esclavisé Zé Savalú qu’il sauvera d’un cruel destin.

Récit de survie où exultent les turpitudes humaines, les plus frivoles comme les plus profondes, Je ne dis rien de toi que je ne vois pas en toi joue sur une dualité oscillant entre souillure et apparats, pauvreté et splendeur. Avec nuance et finesse, Elena Alves Cruz invoque l’histoire de celles et ceux qui ont connu l’esclavagisme, rappelant que les plus démuni·es sont bien souvent les plus solidaires et que le bien le plus précieux et ayant plus de valeur que tout l’or du monde restera la liberté d’avoir le choix. D’aimer. De vivre. D’être qui l’on est.

Qu’est-ce qui t’empêche d’admirer les couleurs du paysage
De l’humanité de ton être,
Sans l’angoisse de tout transformer en miroir de toi-même.
Quel est donc le moteur qui te pousse à imposer
Tes croyances à tous les croyants, Tes lois à tous les vivants?
Refais,
Repense

Traduit du portugais (brésilien) par Daniel Matias
Tropismes éditions
224 pages
Caroline

 

À propos Caroline

Chroniqueuse

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