Entretien avec le poète et performeur Benoît Toqué. Artiste protéiforme, il nous raconte comment il construit son œuvre. Naviguant entre les arts, il a publié gloire gouaille gosier puis Entartête, performances. On attend avec impatience Contrariétés et Habiter outre à paraitre en fin d’année.
Avant la publication de vos deux premiers ouvrages, gloire gouaille gosier (Supernova) puis Entartête (éditions extensibles), on pouvait découvrir votre travail par le biais de vidéos de lectures performances sur Internet. Comment sont venues l’envie et l’opportunité de publier des ouvrages fortement liés à vos performances ? Qu’est-ce qui relie ces deux activités que sont l’écriture et la performance ?
Je n’avais à vrai dire pas prévu que les choses se déroulent dans cet ordre. Je veux dire par là que gloire gouaille gosier et Entartête, s’ils sont effectivement mes deux premiers livres parus, ne sont pas les premiers manuscrits que j’ai proposés à des éditeurs. Ceux-ci sont Habiter outre et Contrariétés, qui avaient alors été tous deux refusés mais vont finalement paraître à la fin de cette année : Contrariétés en septembre au Dernier Télégramme, et Habiter outre en décembre chez Supernova. Cela pour dire qu’il s’agit d’un parcours sinueux : les voies de l’édition sont impénétrables ! En ce qui me concerne, écriture et édition ont suivi des voies distinctes, chacune ayant a sa temporalité propre.
Toujours est-il qu’après ces refus initiaux, j’ai reçu une proposition de la part des éditions Supernova, dont la directrice éditoriale, Stéphanie Boubli, connaissait mon travail pour m’avoir vu et entendu en lecture publique. Supernova créait alors sa collection « Dans le vif » et Stéphanie souhaitait que je fasse partie des auteurs qui allaient y être publiés. L’idée m’a plu et je lui ai proposé l’ensemble de textes qui constitue gloire gouaille gosier, qui sont au départ des textes écrits pour la lecture à voix haute et que je n’avais jusque-là pas envisagé de rassembler sous la forme d’un livre. C’est donc cette initiative éditoriale qui est à l’origine de cette première publication.
Même si l’oralité des textes qui composent ce recueil me semble prégnante, nous avions à cœur de la donner à entendre, aussi Stéphanie m’a-t-elle également proposé d’enregistrer une version audio de gloire gouaille gosier, qu’on peut aujourd’hui trouver sur le Bandcamp de Supernova. Il s’agit d’une collaboration avec Nina Garcia (qui se produit notamment en solo sous le nom de Mariachi et est la guitariste du groupe Mamiedaragon), dont on entend le travail sur quatre pistes de ce livre sonore et qui insuffle vraiment une énergie supplémentaire à ces textes. Il m’importait que ce ne soient pas des « lectures musicales », que ça dissone, que la musique ne soit pas un simple accompagnement des textes, qu’elle soit au même niveau que la voix et puisse parfois entrer en conflit avec ou prendre le dessus sur elle. Disons que ce que nous avons fait ensemble est de la « noise poetry » (c’est du moins ce que j’ai indiqué comme « genre » dans la bibliothèque musicale de mon ordinateur !).
Le rapport à la performance est différent dans le cas d’Entartête, dont le titre complet est d’ailleurs Entartête, performances, ajout de mot que j’envisage à la fois comme un sous-titre et comme une précision générique. Celle-ci se veut performative : de même qu’en inscrivant « roman » sur la couverture et la page de titre d’un livre, un éditeur en fait roman, les éditions extensibles et moi-même faisons de la performance un genre littéraire livresque, ce qu’elle n’est pas a priori, et d’Entartête un livre de performances. Les trois parties qui le composent existent en effet également sous cette forme. Ce sont pour les deux premières des lectures performées, c’est-à-dire qu’elles débordent le dispositif de la lecture publique en faisant appel à des potentialités empruntées à d’autres pratiques. En l’occurrence, j’y emploie une pédale loop, y fait intervenir gestes, mime, chant (ou plutôt « chanter mal »), ma voix préenregistrée, l’écoute de chansons, ainsi que des éléments exposés aux murs et que j’active. La troisième partie donne quant à elle lieu à une performance qui est avant tout gestuelle et parlée, la lecture y étant secondaire.
Bref, tandis que gloire gouaille gosier fait appel à la performance en tant qu’«oraliture », en tant que littérature écrite en vue de sa mise en voix (ce qui n’empêche pas une lecture silencieuse du livre), Entartête fait plutôt appel à la performance en art. Bien sûr, j’ai recours à cette dernière en tant qu’écrivain, en m’inscrivant dans une certaine continuité avec la tradition de la poésie en performance, et avec celle voisine des poètes plasticiens. J’ai en effet eu la chance de pouvoir travailler à Entartête dans le cadre d’une résidence à l’espace Au Lieu, où sont situées les éditions extensibles qui se consacrent à la transversalité entre art contemporain et littérature. Il en a découlé ce livre, des performances, une vidéo réalisée par Annabelle Verhaeghe, ainsi qu’une exposition, qui sont autant de modalités d’existence possibles d’Entartête.
Dans Entartête, l’expression allemande “Entartete Kunst” permet d’aller vers d’autres réflexions et références culturelles sans que le lien soit totalement logique. Disons que c’est votre logique d’écriture qui produit du lien, comme une pensée vagabondant d’idée en idée. Pouvez-vous nous expliquer cette construction ?
Tout à fait, c’est une sorte de divagation, on suit une pensée dérivant au gré d’analogies plus ou moins heureuses ou fumeuses (de l’art dégénéré à l’entartage, du cinéma burlesque à Don DeLillo, de La bataille du siècle à Patrick Sébastien, de H&M à Robert Filliou, de Buster Keaton à John L. Austin, etc.). Cela est particulièrement sensible dans la deuxième partie du livre, qui propose des connexions assez aberrantes. C’est aussi une pensée prompte à digresser, même si chaque digression est motivée puisqu’elle permet de « relancer la machine » en instaurant de nouveaux liens avec ce qui précède et/ou va venir.
Malgré l’hétérogénéité apparente des objets qu’il aborde, Entartête est un ensemble textuel et iconographique qui se construit à partir d’un sujet repéré dès le départ, à savoir le lancer de tarte à la crème. Disons que c’est un assemblage qui suit sa propre logique et possède sa cohérence interne, mais celle-ci est un peu « déglinguée ». Il est également « idiot », voire potache par endroits.
En fait, je disposais de pratiquement tous les éléments (documentaires, visuels, autofictifs) qui composent Entartête avant d’en débuter l’écriture. Ils étaient comme des checkpoints, des étapes par lesquelles j’avais décidé de passer. Il m’a semblé que le meilleur moyen de les assembler était de les intégrer à une fiction, et donc de construire un récit englobant qui puisse rendre de façon ludique et drôle la logique des correspondances, mais plus encore des digressions souvent loufoques que j’avais en tête.
Il me faut aussi souligner les apports de Donald et Yoann de l’atelier Choque Le Goff, qui ont réalisé un superbe travail graphique, d’autant plus nécessaire que ce livre intègre des images (dessins, détournements, photographies, ces dernières prises par Bérangère Pétrault) qui participent au bon déroulé de sa progression.
Votre livre Contrariétés (Dernier Télégramme) devait sortir en mars et le confinement est arrivé. Il sortira donc le 25 septembre. Sur la couverture, on peut lire une liste de personnalités pour le moins hétéroclite, allant de Nathalie Quintane à Zinedine Zidane. Ce livre fait écho au précédent dans sa construction. Pouvez-vous nous en parlez ?
Il y a dans Contrariétés énormément de personnages, qui sont pour la plupart des personnes réelles (du moins leurs doubles de papier), d’hier, avant-hier et aujourd’hui, certaines très connues, d’autres moins. Fabrice Caravaca, mon éditeur, a eu cette idée de rassembler la majeure partie d’entre elles sur la couverture du livre, en une sorte de nuage de noms propres. Cela produit des télescopages quelque peu incongrus, tel celui que vous relevez ici. C’est assez intrigant : ça me semble donc une bonne couverture !
Ces télescopages prennent pour ainsi dire consistance dans le corps du texte, puisqu’on y passe constamment d’une époque à une autre et d’un personnage à un autre.
J’y procède par accumulation : des dates et des noms donc, mais aussi des mots et des expressions, se croisent et se chevauchent, prennent la tangente, se retrouvent en un point, s’y répètent autrement, se mélangent puis se séparent à nouveau, font un temps cavalier seul, se rejoignent un peu plus loin, s’y répètent encore différemment, changent de monture, s’additionnent et s’échangent, bref c’est un entrelacement à la fois continu et discontinu de fragments narratifs, réflexifs et historiques. Il en découle un systématisme qui forge l’identité rythmique et formelle de ce texte, mais que les retours et ajouts constants renouvellent sans cesse.
Comme vous le suggériez précédemment à propos d’Entartête, car cela vaut aussi pour Contrariétés, le principe est alors que la logique d’écriture produise constamment du lien. En ce sens, j’aurais tendance à dire que Contrariétés fonctionne vraiment comme une « machine analogique ». C’est-à-dire qu’il s’agit d’établir des rapports entre des éléments qui pouvaient apparaître a priori assez éloignés les uns des autres, et de les articuler ensemble.
C’est à mon avis cet emploi de l’analogie qui fait écho à Entartête et donne à ces deux livres un air de famille, plus que leurs constructions respectives. Dans Entartête, mon utilisation de l’analogie est soumise à la narration, au récit plus ou moins linéaire. La narration de Contrariétés est quant à elle bien plus éclatée et foisonnante. Sa structure est évidemment travaillée, mais le parcours que propose ce texte a quelque chose d’erratique. Je voulais donner une forme littéraire à une certaine poétique de la dérive.
Tel que je l’entends, Contrariétés est à la fois une divagation historique, une autofiction, un essai expérimental et un long poème mutant. C’est aussi une encyclopédie personnelle des mondes de la création littéraire et artistique.
« Mais tout commence avec trois bouquetins », comme l’écrit le Dernier Télégramme sur la quatrième de couverture de ce livre.
À la fin d’Entartête, vous remerciez « tous les idiots et toutes les idiotes d’hier, aujourd’hui et demain, mais pas les imbéciles, que [vous saluez] néanmoins ». Quelles sont les vertus de l’idiotie et quelle est la différence avec l’imbécilité ?
Ce remerciement final est une sorte de boutade. Mais en partie seulement, puisque l’idiotie se veut l’un des traits saillants d’Entartête. C’est en tout cas une « valeur » que ce livre défend. Étant donné que je l’y définis plus ou moins, permettez-moi d’en citer un passage :
« L’idiotie, contrairement à la devise du rat stockée dans les banques et sous les matelas, est bonne pour la santé. L’important est de maintenir sa propre idiotie à un taux raisonnable. L’idiotie est pleinement raisonnable : elle n’est pas la folie, elle n’a pas besoin de s’administrer des chimies puissantes pour se raisonner, seulement d’une bière. Il est parfois nécessaire, en public, de la camisoler quelque peu, de façon à maintenir un taux de convivialité raisonnable avec les personnages guindés, notamment des classes moyennes supérieures, car ce sont les pires. Tu aspires à en faire partie. Écoute le guide. Tu dois mettre des rats dans ton oreiller, et même en avoir plusieurs. Fais comme le terroriste humoristique Robert Dehoux, ami de Noël Godin [qui est l’entarteur belge] : mets des allumettes et des cure-dents dans les serrures des banques. Sors ton amulette et terrasses les branques [qui comme on sait sont des imbéciles]. Tu aideras ainsi le lobby de la serrurerie, mais tu emmerderas la phynance, qui est ton pire cauchemar. Ubu est partout. Dans toutes les administrations territoriales, toutes les entreprises. J’ai fait une rechute. L’administration ponctuelle d’une dose de psychotropes n’est pas néfaste à ton idiotie. Elle doit s’exprimer. Il est bon d’aider l’administration. »
Quelque temps après avoir écrit la première partie d’Entartête, j’ai lu L’idiotie de Jean-Yves Jouannais. Dans mon souvenir, celui-ci y marque bien la différence qu’il y a entre être un artiste ou un écrivain idiot, à la manière des dadaïstes par exemple, et mimer ou emprunter des éléments appartenant à l’imaginaire de la maladie mentale, ainsi qu’ont pu le faire les surréalistes. Il y a tout un monde entre ces deux positions, qui ne sont pas sans ambivalences, ainsi que le donne notamment à voir le film Les idiots de Lars von Trier.
Quoi qu’il en soit, puisque j’avais moi aussi dans l’idée que l’idiotie n’est pas la folie, ça m’a intéressé. Je ne sais pas si ma propre pratique, du moins telle que je la développe dans Entartête, a ou non à voir avec l’idiotie selon Jean-Yves Jouannais. Ce dont je suis sûr par contre, c’est que la constellation d’artistes et écrivains dont il traite dans son essai me parle et me plait, et que l’entartage participe d’une forme d’idiotie. Au cinéma il est burlesque et potache, mais lorsqu’il sort de l’écran pour venir « encrémer » le visage d’une personnalité publique bien choisie, il devient activisme humoristique et nous rappelle le potentiel perturbateur de l’idiotie.
Clément Rosset rappelle pour sa part qu’étymologiquement le mot « idiot » désigne le particulier, le singulier. Le personnage conceptuel phare de son essai Le réel, traité de l’idiotie est par ailleurs la figure de l’ivrogne (en l’occurrence le consul d’Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry). Et justement, dans Entartête je décris minutieusement la « chorégraphie éthylique » d’un homme déambulant dans la rue : un enchaînement d’actions, mouvements et gestes burlesques qu’on peut voir dans une vidéo YouTube. Clément Rosset s’intéresse à la démarche du consul, qui est continuellement saoul (le consaoul !), à sa manière de dériver. À mon sens, Entartête et Contrariétés sont l’un comme l’autre des sortes de dérives.
Considérez-vous que votre travail relève de la poésie ? Ce terme n’est-il pas un peu galvaudé ?
D’une certaine façon, je travaille à ce que ma réponse à la première partie de votre question ne puisse être que « oui et non ». Globalement, les auteurs et autrices que j’apprécie le plus nagent entre deux eaux, au minimum ! Pour filer la métaphore, l’idéal serait pour moi de « naviguer en eaux troubles ».
Cela ne veut pas dire que je m’interdis d’écrire des textes qui s’inscrivent dans une genre littéraire bien repéré : gloire gouaille gosier est clairement un recueil de poésie ; il m’arrive d’écrire des nouvelles de facture assez classique, comme je l’ai fait pour la revue La Mer gelée et plus récemment pour la revue Espace(s) ; Habiter outre, qui va paraître prochainement, est quant à lui un ensemble de textes narratifs articulés autour d’une unité de lieu et d’un même personnage, il se situe entre le recueil de nouvelles et le roman ; j’ai également un projet de roman en tête, auquel j’espère pouvoir m’atteler prochainement.
L’important est pour moi de ne pas me cantonner à un type d’écriture unique. On peut y voir une éthique, mais il s’agit aussi plus pragmatiquement d’éviter si possible l’ennui d’une certaine routine, et donc d’expérimenter, de continuer à apprendre en gardant une curiosité littéraire. Cela ne m’empêche pas de poursuivre dans une voie pour l’explorer sous différents angles, ainsi qu’on l’a vu de la parenté entre Contrariétés et Entartête. Je ne suis pas obsédé par le nouveau, j’aime la variation. Il est toutefois vrai que ces deux livres sont transgénériques, ce qui est peut-être la « voie royale » pour la navigation en eaux littéraires troublées.
Pour répondre à la deuxième partie de votre question, il me semble que dans ses emplois courants le mot poésie est effectivement galvaudé. C’est là le résultat d’une méconnaissance assez bien partagée, car il s’agit d’une littérature de niche, elle est dans l’ensemble très peu lue (mis à part quelques classiques canonisés), peu ou pas médiatisée, et sans doute l’école concourt-elle à en donner généralement une vision passéiste et plutôt ringarde. Personnellement, il a fallu que j’attende de participer à un atelier d’écriture donné par Olivia Rosenthal à l’université Paris 8 lorsque j’étais en licence de lettres pour découvrir des poètes de moins de quatre-vingts ans. Avant, c’était le néant.
Déplorer cet état de fait ne rime pas à grand-chose, à mon avis. Cependant il est sûr qu’en dehors des mondes de l’art et de la littérature, si vous dites « je suis poète », vous passez globalement pour un « boloss ».
À vrai dire, si vous vous retrouvez entouré de romanciers et vous présentez comme poète, vous risquez de passer pour un « loser » également. Dire « poète performeur » passe mieux, je crois : au moins on se dit que vous gagnez peut-être un peu d’argent avec ça, que ce n’est pas juste un hobby. Personnellement, je dis « écrivain et performeur », tout simplement parce que je considère que ce que j’écris ne relève pas seulement de la poésie.
Lorsqu’on ne sait pas vraiment sous quelle étiquette ranger un livre, on a souvent tendance à le mettre dans le rayon « poésie » (qu’il s’agisse d’un rayon mental, de bibliothèque personnelle ou de librairie). Il s’en suit que les productions transgénériques se retrouvent fréquemment rapportées à la catégorie de poésie. Bien sûr ça dépend du livre, car l’indétermination peut être entre l’essai, le roman et le recueil de nouvelles par exemple (je pense en disant cela à l’excellent Les états et empires du Lotissement Grand Siècle de Fanny Taillandier).
En ce qui me concerne, je me suis beaucoup intéressé à la poésie contemporaine. Je ne renie pas du tout cet héritage, il fait partie de moi et je pense que cela se ressent jusque dans mes textes narratifs. À l’instar d’un auteur comme Yoann Thommerel, j’aime l’idée d’une poésie contaminée par le roman, et réciproquement. On peut à cet endroit penser à la catégorie de « roman poétique » dont se revendiquait Hélène Bessette.
Si l’hybridation se fait avec d’autres types d’écriture encore, avec les arts plastiques et ceux de la performance, je prends également. Yoann Thommerel dit justement quelque part que la poésie est pour lui une forme de débordement. C’est là une « définition » ouverte qui me convient très bien. À mon sens, elle revient notamment à dire qu’au-delà de la forme poème, pratiquer la poésie serait participer à tout un pan de la littérature qui ne renie pas l’expérimentation et n’accepte de cocher les cases que de biais, bref qui rature volontairement ses papiers d’identité.
On peut appeler cela une littérature de recherche, expression moins saturée de sens que le mot poésie, tout de même lourd et assez clivant.