Gobelets, vitrines, mouchoirs, smartphones et déodorants. A partir d’exemples précis, Jeanne Guien décortique les processus de consommation et la façon dont les objets nous sont imposés. Docteure en philosophie et chercheuse, les l’autrice concentre habituellement ses travaux autour des questions de l’obsolescence, des déchets et du consumérisme. Elle livre ici un essai documenté et saisissant, aux éditions Divergences.
En retraçant l’historique des objets dont il est question ici, Jeanne Guien nous donne un recul nécessaire sur nos pratiques actuelles. Il s’agit de mettre en perspective les conditions (sociales, économiques, historiques ou politiques) qui ont favorisé l’apparition et la promotion de l’objet. Ceci étant mis en place, les supercheries du marketing sont dévoilées, ainsi que les réécritures successives des industriel de leur propre histoire. Ces objets que nous pensions indispensables nous apparaissent dans toute leur absurdité. Et d’autant plus que leur fabrication et les déchets qui en découlent sont délétères pour l’environnement. Davantage encore quand est montrée la réalité des conditions de travail de ceux qui les fabriquent.
Jeanne Guien se concentre également sur des cas français pour mettre fin à la croyance selon laquelle les problèmes liés au consumérisme ne concernent que des pays jugés comme extrêmes dans ce domaine. Les Etats-Unis et la Chine sont les deux exemples qui viennent facilement à l’esprit.
La France est un pays capitaliste et colonial, siège dans les principales institutions de domination économique, représente un marché de masse et héberge une industrie publicitaire particulièrement puissante.
En aucun cas culpabilisant, Le consumérisme à travers ses objets ne réduit pas le problème à des choix purement individuels. Connaître l’histoire et le mode de fabrication des objets ainsi que leur impact environnemental nous rappelle que nous ne sommes pas tous libres ni égaux face au marché, ni outillés pour résister à la société capitaliste à laquelle nous appartenons.
Dès le début du XXe siècle, à la faveur d’un fort mouvement hygiéniste, a été promu le gobelet jetable, à usage personnel et unique. Alors qu’on se partageait jusque là une tasse commune accrochée aux fontaines publiques, un marché nouveau est créé. La communication autour de cet objet associe dès le départ hygiène et propreté avec la richesse et la blancheur. Sur les affiches, de belles dames blanches élégamment habillées de blanc boivent dans des gobelets jetables dans l’espace public. Une vision confuse des choses qui a encore des répercussions aujourd’hui.
Simple petit cône de papier enduit de paraffine, il est devenu, avec l’ensemble de la vaisselle jetable, le monstrueux marché que l’on connaît. Accompagnant l’essor des fast food et des chaînes mondiales de café à emporter, il est aussi très emblématique des déchets difficiles à traiter. L’occasion pour Jeanne Guien d’aborder le problème du recyclage, cette chimère qui donne une belle image aux géants de la nourriture à emporter.
Si, a posteriori, l’industrie présente le gobelet jetable comme la réponse à une demande du consommateur, la réalité est beaucoup plus nuancée. Les changements de législation et la communication ont joué un rôle primordial pour imposer ce type d’objets. Il faut également rappeler que dès son apparition, le gobelet jetable a rencontré une certaine hostilité. Beaucoup ont en effet refusé de dépenser de l’argent dans un distributeur pour ce qui avait été gratuit auparavant. A savoir un simple verre d’eau.
De l’espace public, le gobelet a donc trouvé sa place dans l’univers de la restauration, puis dans la sphère domestique et le monde de l’entreprise. Il est le parfait exemple de ces choses dont on ne sait pas très bien comment elles sont apparues mais dont on ne remet pas l’usage en question.
La célébration du geste « jeter »ne peut se concrétiser que dans un contexte marchand : jeter n’est efficace que si l’achat et le rachat sont possibles à tout instant, que si la production est massive, que si les produits sont vendus par lots identiques, calibrés, compatibles.
Dans une société marchande, la possibilité de racheter ce qu’on vient juste de jeter est valorisé, au détriment de l’entretien et de la réparation de nos possessions. Pour que le shopping, présenté comme un loisir, puisse se faire, il faut bien sûr que les marchandises à vendre soient mises en scène dans des vitrines.
Transformant complètement la paysage urbain, la vitrine convertit la ville en immense magasin à ciel ouvert. Autre symptôme d’une société marchande, toute promenade ou rencontre doit potentiellement aboutir à un achat. Là encore, à travers l’histoire des vitrines, l’autrice nous éclaire sur les conditions sociales dans les grands magasins puis les centres commerciaux. Elle aborde également l’instrumentalisation politique de la vitrine, et comment elle est devenue elle même un dispositif marchand.
Quant au mouchoir jetable, nous avons oublié qu’il provient d’un stock de de « Cellucotton » de l’armée . Cette matière dérivée du celluloïd a été utilisée pendant la Première Guerre mondiale comme linge chirurgical, bandage et filtre pour masque à gaz. Développé pendant cette période instable, il a servi à pallier la pénurie de coton et il a bien fallu ensuite écouler les stocks en lui inventant de nouveaux usages.
A nouveau, avec le mouchoir, sont posés les problèmes environnementaux liés aux produits jetables, mais aussi la façon dont les marques ont réussi à genrer le mouchoir jetable, démultipliant ainsi les possibilités sur le marché. C’est une préoccupation qui sera également soulevée par Jeanne Guien dans le chapitre sur les déodorants.
Enfin, la dernière partie du livre, sur les smartphones, nous invite à nous pencher sur la question complexe de l’obsolescence. Cet objet cumule en effet à lui seul plusieurs types d’obsolescence : technique, psychologique et humaine. Le smartphone est également le symbole parfait de ce qui est consommé en masse dans le monde entier au détriment des travailleurs qui les produisent. Salaires excessivement bas, travail forcé, surcharge horaire, surveillance, répression et mal-logement. Autant de faits documentés qui ne modifient pourtant pas le marché mondial. C’est un constat que nous pouvons malheureusement transposer à l’industrie de prêt-à-porter ou encore à celle des consoles de jeux vidéo.
En cinq exemples d’objets emblématiques et largement diffusés, Jeanne Guien nous ouvre les yeux plus largement sur nos façons de consommer, gaspiller et jeter. Mais cet essai n’est pas seulement une invitation boycotter. Car il faut rappeler que le boycott est l’apanage de ceux qui ont le choix et reste donc une pratique de privilégiés. Le boycott n’est également que l’affaire de choix individuels. Or l’autrice, avec Le consumérisme à travers ses objets, nous exhorte aux actions collectives et publiques, contre les entreprises et industries problématiques. Elle nous encourage aussi à un effort de réorganisation, à un niveau local, de la production et de la distribution des biens produits, comme de la gestion des déchets engendrés.
Paru en novembre 2021, aux éditions Divergences
228 pages
Amélie