Une voiture fonce jusqu’à Los Angeles. Johnny Rio est de retour en ville. Derrière le volant, fier de lui, il contemple le soleil se refléter sur ses abdominaux saillants qu’il travaille quotidiennement, soulevant la fonte pour sculpter sa propre œuvre d’art.
Mais Johnny Rio n’est pas simplement un corps désirable qui aime être admiré. Non, il y a d’autres choses en lui, moins solaires, plus graves, plus morbides. Car, tandis qu’un à un, s’écrasent des oiseaux sur le pare brise de sa voiture, Johnny Rio pense à un Dieu sniper, tout là-haut, qui, comme à la loterie, tirerait un numéro et exécuterait aussitôt son propriétaire. Numéro Dix-neuf milliards, cent vingt-trois millions quatre cent mille deux cent vingt-deux ? Présent !
Boum, la balle le transperce en plein cœur. Que le numéro tiré soit immobile, attendant patiemment son sort, ou intrépide, occupé à échapper à l’œil omniscient du Dieu exécuteur.
Mais enfin, pourquoi Johnny Rio se laisse-t-il polluer par tant d’idées noires ? Le voici de retour à Los Angeles, lieu de ses triomphes, lieu de sa jeunesse débauchée, lieu de relations éphémères, tour à tour sublimes ou sordides. Le voici entrant dans ce qu’il appelle Le Nuage, la brume délicate qui entoure la ville, l’emprisonne peut-être, brouillant l’espoir d’un soleil véritablement réconfortant.
Numbers semble construit en deux parties : la première correspond au retour de Johnny Rio à Los Angeles. Il retrouve les endroits familiers qu’il avait jadis fréquentés, retrouve (sans toujours les chercher) les hommes qu’il avait autrefois croisés et possédés. Mais ces retrouvailles sont très amères.
Tout ici est différent. Le Los Angeles qu’il a connu n’existe presque plus.
L’esprit d’insouciance a disparu, il faut désormais vivre caché. Et les lieux de rencontre ont, au fur et à mesure, été rasés par un ennemi que Johnny Rio nomme « La Municipalité ». Les plages, les parcs, les cinémas où l’on pouvait se retrouver et batifoler quelques années plus tôt ont été transformés en des lieux édentés où l’on ne peut que passer. La ville s’est transformée. Les gens qui la peuplent également. Johnny Rio encore plus.
Car voici la seconde partie : Johnny Rio en chasse. L’ancien tapin qui accumulait les conquêtes avait fui Los Angeles pour s’assagir, et se prouver qu’il n’avait pas besoin de tous ces contacts physiques avec d’autres hommes anonymes. Ou alors, et c’est une vision plus tragique qu’il semble vouloir à tout prix éviter : le voici trop vieux, le voici dépassé, le voici hors d’usage.
Trois ans plus tôt, juste avant de partir, il s’était regardé dans un miroir et le reflet qu’il y avait vu l’avait effrayé. Il ne veut pas en dire plus, mais il est certain que les premières manifestations de la vieillesse l’avaient terrorisé. Dans le milieu de la prostitution homosexuelle, il y a une date de péremption, et Johnny Rio commence à l’atteindre. Alors, pour conjurer tout cela, il s’était accordé une pause, avait remodelé son corps, le rendant plus svelte, plus musclé, pour déjouer l’horloge du temps.
Et cela semble avoir porté ses fruits. Les hommes sont attirés par lui. Lorsqu’il se regarde dans le miroir, c’est un jeunehomme beau et sûr de lui qui lui fait face. Tout cela est parfait. Johnny Rio est bel et bien de retour.
Mais dans ce nouveau monde dont il faut réapprendre les codes, quelque chose le submerge progressivement. Il ne saurait exactement dire ce dont il s’agit, il ne comprend pas tout à fait ses motivations à agir ainsi. Tout ce qu’il sait, c’est qu’il doit accumuler le plus d’hommes possibles, il faut qu’il fasse grossir le nombre de ces hommes qu’il laisse le toucher. Jusqu’à combien ?
Il s’arrête sur ce nombre : trente. Trente hommes et je quitte cette ville. Trente hommes et j’aurai gagné mon pari. Il sera alors temps pour moi de passer à autre chose, d’envisager d’autres relations, basées non plus sur des numéros, mais sur des noms et des visages.
Très bien, mais une fois que ce chiffre est atteint, est-ce certain que tu seras rassasié, Johnny Rio ?
Numbers de John Rechy est un roman marquant. Car on peut y retourner souvent, relire des passages, et s’approprier d’autres degrés de lecture.
De prime abord, c’est l’histoire d’un homme et de ses aventures homosexuelles.
Puis ça devient l’histoire de l’homosexualité dans l’Amérique des années 60, juste avant la libération sexuelle. Ces relations sont encore cachées, encore clandestines, encore honteuses. La ville a pris le partie de les interdire, faisant circuler des policiers sous couverture dans les parcs ou les cinémas où les hommes se rencontrent. Plus radicalement encore, en trouvant des solutions d’urbanisme pour éradiquer ces lieux de rendez-vous.
Puis cela devient le récit d’une course contre le temps qui passe, une course évidemment perdue d’avance. Certains clins d’œil et indices prêtent à sourire : Johnny Rio se contemple régulièrement dans un miroir, à la recherche d’un changement – même infime – dans le reflet qui lui fait face. Un Dorian Gray californien. Croisant régulièrement la route d’un étrange Benjamin Button, un homme au volant d’une voiture de sport rouge qui semble rajeunir à chaque passage.
« Écartant ces pensées de son esprit, il surprend son image dans le Miroir. Il a aperçu un autre visage. Pas le visage déformé qui lui a adressé une grimace si hideuse, trois ans auparavant. Ni le visage fin et sensuel de l’ange noir. Un autre : un visage qu’il n’a jamais vu.
Un visage marqué par un chagrin immense, tourmenté. »
Et au-delà de tout cela, une poésie sublime, sous la plume d’un véritable écrivain. Numbers commence par une explosion de couleurs : les lumières sont jaune, arc-en-ciel, le sud est violet bleu doré. Puis les ruelles sont grises, et le Nuage qui recouvre LA semble ternir l’ensemble. Et enfin, les lieux de rencontre sont dans l’obscurité, les balcons sombres des salles de cinéma, les cavernes des parcs autrefois luxuriants, les coins de nuit noire pour des ébats rapides sans jouissance.
John Rechy est un écrivain majeur aux États-Unis, père et point de départ d’une littérature homosexuelle connue et reconnue de l’autre côté de l’Atlantique. En France, Gallimard avait eu l’audace de publier dans les années 60 Cité de la nuit, son premier roman, autobiographique, sur les déambulations d’un prostitué homosexuel entre New York et la Nouvelle Orléans. Malheureusement, ce livre est aujourd’hui introuvable et il n’existait plus le moindre roman de Rechy traduit en français.
Nous devons la résurrection de la voix de John Rechy aux éditions Laurence Viallet, elles-mêmes en voie de résurrection. C’est heureux car nous avons plus que jamais besoin du reflet éblouissant de la poésie en couleurs et des contre-allées aventureuses.
Alexandre
Numbers
John Rechy
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Norbert Naigeon
Editions Laurence Viallet