En mai 2021 est paru aux Éditions MF un objet fascinant, un fac-similé du livre à la fois méconnu et culte La nueva novela de Juan Luis Martinez. Entretien avec Bastien Gallet et Guillaume Contré qui ont participé à la fabrication de cette objet, symbole d’une littérature hispanophone toujours à découvrir.
Pouvez-vous nous raconter l’histoire de ce texte et pourquoi est-il devenu aussi important dans la littérature d’Amérique du Sud ?
Guillaume Contré : Tout d’abord, il faut préciser que Le Nouveau Roman n’est pas un simple texte, mais une véritable œuvre plastique, une œuvre aussi bien visuelle que poétique, dans laquelle textes et images se fondent en un tout qui est le livre lui-même, c’est pourquoi notre édition se devait absolument d’être un fac-similé de l’original, où l’unique différence, naturellement, serait le passage d’une langue à l’autre. Il faut également préciser que si ce livre et son auteur sont un véritable mythe, cela ne concerne que le Chili, car dans le reste de l’Amérique hispanophone et en Espagne, Juan Luis Martínez reste peu connu (voire complètement inconnu ; de fait, notre édition est la première à être publiée hors du Chili).
Depuis la France, on a l’impression trompeuse que l’Amérique Latine – du moins l’hispanophone, car le Brésil est un monde en soi – forme une sorte de tout culturel et linguistique, or c’est loin d’être le cas. Il faudrait plutôt parler de littératures nationales avec des identités très fortes. Dans le cas du Chili, c’est la poésie et les deux prix Nobel Gabriela Mistral et Pablo Neruda qui définissent cette identité. Et Juan Luis Martínez représente, pour schématiser, l’envers, le point de fuite de cette tradition poétique aussi énorme qu’écrasante. Non seulement par sa figure de poète secret, peu diffusé, peu productif et ne cherchant pas la médiatisation, mais encore, et surtout, par la façon qu’il a eu de dynamiter la poésie et ses figures attendues : face au poète de génie qui, depuis son piédestal, entonne le Chant Général du Chili tout entier à coups de poèmes interminables au lyrisme à l’épreuve des balles, face au poète qui occupe des postes prestigieux et représente le PC au point qu’il n’est pas une ville de l’ex banlieue rouge qui ne s’orne d’un gymnase ou d’une avenue portant son nom.
Bref, face à Neruda, Martínez est le poète qui veut en finir avec le lyrisme et la notion même d’auteur, celui qui pratique une esthétique du collage, de la photocopie, de l’attribution erronée et du trafic de citations modifiées, manipulées, réappropriées. Le Nouveau Roman est au fond le seul véritable livre qu’il a publié de son vivant, une sorte d’anti « livre total », et comme peu étaient ceux qui en possédaient un exemplaire, car les tirages des quelques éditions successives étaient faibles et coûtaient chers, il a énormément circulé en photocopie au Chili, non seulement dans le milieu poétique, mais artistique en général, ce qui a évidemment contribué à sa mythification.
De cette « littérature nationale » du Chili, certain-e.s ne connaissent quasiment que Pablo Neruda. Quelle fut votre motivation en vous attaquant à la traduction de Juan Luis Martinez ? Bouleverser la vision que la France porte sur la littérature chilienne, faire connaître une œuvre inclassable ou se lancer un défi un peu fou entre traductrices et traducteurs ?
Bastien Gallet : Il en faudrait plus pour bouleverser notre conception de la littérature chilienne. Beaucoup d’œuvres historiques attendent encore d’être traduites. Une anthologie des poèmes et antipoèmes de Nicanor Parra a paru il y a quelques années (dans la belle traduction de Bernard Pautrat) mais les poètes de la génération suivante sont presque tous inconnus. Nous prévoyons d’en traduire d’autres, très différents mais aussi étonnants que Juan Luis Martínez. Le Chili est une terre fertile pour la poésie et pour les originaux. Quand les deux se rencontrent, cela donne Le nouveau roman.
Nous voulions bien sûr faire connaître l’œuvre de Juan Luis Martínez, un poète qui était aussi un artiste, plasticien et graphiste. Le cas est rare. La nueva novela est un recueil de poèmes et un livre d’artiste, mis en page et fabriqué par son auteur. Juan Luis Martínez est en un sens un poète conceptuel – il ne cesse de mouliner théories et concepts et de jouer avec la figure de l’auteur – mais il est aussi un artisan minutieux, attentif, comme un Duchamp pouvait l’être, aux détails de la fabrication. Il a poussé l’art du détournement et de la citation à un niveau rarement atteint. Presque tout est collage, textuel et graphique, dans Le nouveau roman. À tel point qu’il est parfois difficile de faire la part de ce qui est cité et de ce qui est de sa main – et de quelle main il s’agit, car l’auteur est pluriel. Il y a au moins six figures possibles du poète dans ce livre : le dissident, le chasseur-pisteur, le révolté, le penseur-révolutionnaire, l’idiot (qui se trompe de révolution) et le super-héros. Après Neruda et Pablo de Rokha, le sens de la poésie et du métier de poète a cessé d’être stable. C’est devenu une figure ouverte. Il ne faut pas oublier que Juan Luis Martínez a écrit et composé le livre sous la dictature de Pinochet et qu’il était contemporain et très au fait des pensées structuraliste et post-structuraliste. Il y fait beaucoup référence, mais toujours par la bande. Par exemple, il cite Proust sauf qu’en réalité il cite le livre de Deleuze sur Proust, Proust et les signes.
Et oui, c’était un défi, et pas seulement de traduction. Il a fallu restituer exactement la mise en page de l’édition originale de La nueva novela (la deuxième, celle de 1985, revue par l’auteur). Il faut saluer le travail remarquable et minutieux de la designer graphique qui l’a (re)mis en page, Fanny Myon. La traduction s’est faite, à plusieurs, collectivement et collégialement. À quatre puis à cinq : Viviana Mendez Moya (artiste et poétesse chilienne), Guillaume Contré (traducteur et écrivain), Pedro Riquelme Araya (poète et anthropologue chilien) et Aurélien Talbot (traducteur et universitaire) et moi-même. Nous traduisions ensemble. Chaque vers et chaque phrase était un débat qui pouvait durer longtemps. Le va-et-vient entre Chili et France faisait partie du jeu : grâce à Viviana et Pedro, nous rentrions dans l’étrangeté dissonante des vers et de la prose de Martínez. Ils nous aidaient à rester fidèle à sa bizarrerie et donc à sa singularité, qui au Chili est manifeste mais dont on aurait du mal à trouver un strict équivalent en France. C’était un défi joyeux. Traduire à plusieurs est une joie. Nous allons continuer. Même si ça prend du temps, cela en vaut la peine.
Racontez-nous comment s’est déroulée la conception de ce « fac-similé » entre le Chili et la France ? Quelle était votre méthode de travail et combien de temps cela a pris ?
Bastien Gallet : Il ne s’agit pas exactement d’un fac-similé dans la mesure où le texte diffère. La plus récente édition de La nueva novela au Chili, qui date de 2016, est un fac-similé de celle de 1985. La nôtre est une restitution de cette dernière. Puisque nous ne pouvions reproduire l’édition chilienne, nous avons dû en reconstituer la mise en page : identifier les polices de caractère, retrouver le gabarit (d’ailleurs assez mouvant) et surtout repartir des images originales.
Nous avons ainsi eu accès aux éléments dont Juan Luis Martínez s’est servi pour faire ses collages. Ils avaient été conservés en partie. Fanny Myon, la designer graphique, a travaillé avec les scans de l’édition de 1985 et ceux des éléments originaux. Le résultat est un brillant mélange des deux sources. Nous souhaitions restituer la mise en page d’origine et ce souhait a sans doute joué un rôle au moment du processus d’acquisition des droits de traduction. Eliana Rodriguez, la veuve de l’auteur, y tenait beaucoup. Nous avons inscrit ce point dans le contrat que nous avons signé avec son représentant légal. Mais le travail ne s’est pas arrêté là. Une fois le livre imprimé, en Belgique chez Cassochrome, nous avons dû ajouter nous-mêmes, à la main, deux éléments essentiels : les deux hameçons de la page 75 (collés en haut et en bas de la page avec du scotch transparent) et le drapeau chilien qui surgit en ouverture du dernier chapitre du livre, une épigraphe consacrée à la politique.
Le collage des hameçons et du drapeau (que nous avons fait imprimer au Chili) a été l’occasion d’un atelier collectif, et festif, qui a été filmé en 16 mm par le cinéaste chilien Cristián Jiménez. Un film est donc en cours de réalisation. Tout cela a pris du temps. Nous avons dû inventer un dispositif spécifique nous permettant de réaliser ces collages sans abîmer la reliure des livres (une idée de Viviana Mendez Moya). Entre le voyage au Chili pour rencontrer Eliana Rodriguez et le long travail de traduction, de mise en page et d’impression (qui a dû être réalisée page à page), un peu plus de deux années se sont écoulées.
Notre méthode est simple : le travail a été collectif et collégial de bout en bout. Chaque point était discuté et débattu en groupe, jusqu’à la taille des hameçons et au collage des drapeaux.
Avez-vous eu l’impression de rendre hommage à l’aspect novateur et à contre-courant de l’œuvre de Juan Luis Martinez en travaillant ainsi, de manière collective et collégiale ? Ce n’est pas l’image que l’on se fait de la création littéraire, souvent considérer comme un travail solitaire.
Bastien Gallet : Ce sont les circonstances et la nature de l’objet qui nous ont fait agir ainsi. Le projet était collectif dès le départ, franco-chilien et il est demeuré tel jusqu’au bout. Il aurait été de toute façon impossible de le réaliser autrement. C’est un hommage collectif à Juan Luis Martínez mais son travail de poète et d’artiste était en grande partie solitaire, même si sa femme Eliana a participé à la fabrication du Nouveau roman. S’il l’a écrit seul, ils l’ont imprimé et relié à deux.
Cette solitude était cependant très peuplée. Nombreuses sont les voix qui traversent le livre, les siennes et celles qu’il emprunte à d’autres. C’est un livre co-écrit avec lui-même (au pluriel) et avec Jean Tardieu, Lewis Carroll, les Surréalistes et tous les poètes et penseurs qu’il cite et traduit. Un poète ne travaille jamais seul. Il est l’horizon de toutes les voix, souvent inconscientes, qui habitent son esprit et sa bibliothèque. Juan Luis Martínez a tenu à les mettre au jour. C’est une des très belles leçons de son œuvre.
Vous avez agrémenté-e.s votre édition d’un livret comportant des textes et de notes. Pourquoi était-il important de donner des explications aux lectrices et lecteurs francophones pour saisir l’œuvre de Juan Luis Martinez ?
Bastien Gallet : Dans la mesure où nous ne pouvions rien ajouter à notre traduction de La Nueva novela dans le corps même du livre, nous avons décidé assez tôt de lui adjoindre un fascicule, qui a fini par devenir un petit livre. Nous souhaitions présenter Juan Luis Martínez aux lectrices et aux lecteurs français. C’est un auteur qui est ici rigoureusement inconnu.
Quatre textes ouvrent ce fascicule : une recension ancienne et admirable du poète chilien, et ami de l’auteur, Enrique Lihn ; les réponses que fit Juan Luis Martínez à un questionnaire qu’une revue lui envoya mais qui ne furent découvertes qu’après sa mort (et sans les questions auxquelles il répondait) ; une magistrale synthèse biographique écrite par Guillaume Contré ; quelques pistes de lecture du Nouveau roman et réflexions sur l’ouvrage proposées par moi-même.
C’est évidemment peu mais nous ne voulions point trop charger la barque fasciculaire déjà fort occupée par une litanie de notes qui nous a occupés fort longtemps. Nous avons recensé et annoté presque toutes les citations visuelles et textuelles du livre (certaines nous ont fatalement échappées) qui sont très nombreuses et pas toujours déclarées. Et celles qui le sont, sont souvent modifiées et parfois inventées.
Ce fut un travail de clerc ou de moine mais qui s’est avéré assez ludique. Nous avons un peu pénétré les méandres du cerveau martinézien et son jeu prodigieux des correspondances. Nous avons aussi traduit en français les textes cités en anglais et en allemand (ou reproduits les traductions quand elles existaient). Les lecteurs n’entreront pas nus dans le labyrinthe du Nouveau roman.
Traduit de l’espagnol (Chili) par Viviana Méndez Moya, Guillaume Contré, Aurélien Talbot, Pedro Riquelme Araya et Bastien Gallet
152p
Adrien