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Kevin Chen – Ghost Town

De nombreuses années ont passé, depuis que Chen Tienhong a quitté Yongjing afin de s’installer à l’autre bout du monde. Une bourse lui a permis de vivre à Berlin, où il fait la rencontre de T. avec qui il a pu partager un morceau de paradis avant de se heurter à l’enfer. Leur quotidien beau et cahotant  a fini en éclats, libérant une brutalité sous-jacente condamnant Tienhong à la prison ainsi qu’aux regrets. Dés sa sortie, celui-ci revient à son village natal le jour précis où l’on célèbre la fête des Fantômes, erre sur les ruines de son passé au cœur d’un paysage à la fois intimement connu et totalement étranger à lui-même. La bourgade de son enfance, où s’épanouissaient autrefois les caramboliers et où fleurissaient des champs entiers de chrysanthèmes, est à présent défigurée par des décombres laissés à l’abandon. 

Son retour inattendu ébranle les derniers membres du clan Chen, qui s’extirpent alors de leurs quotidiens bancals pour converger vers ce petit frère brisé. De cette grande tribu, composée jadis des parents et de leurs sept enfants, ne demeurent désormais que Tienhong et quatre de ses sœurs. Fragilisés et presque évanescents, ils semblent errer dans propres existences enlisées dans un passé lourd de secrets. 

Eux-mêmes originaire de Taïwan et vivant à Berlin, Kevin Chen signe le récit sensible et à vif d’une famille dysfonctionnelle marquée par les traumas et les non-dits. Ghost Town décrypte délicatement les liens complexes qui relient les Chen entre eux par bribes insaisissables, caressantes et violentes. Au fil des chapitres, ils se dévoilent à demi-mot à travers la trame de leurs souvenirs qui reflux à la surface, jusqu’à se juxtaposer les uns aux autres. Loin de la binarité drastique entre vie et trépas, père, mère, sœurs et frères se racontent, que leurs cœurs battent encore ou que leurs cendres soient dispersées aux quatre vents. D’ailleurs, les spectres prennent davantage de place que les vivants, ces derniers n’étant plus les fantômes d’eux-mêmes…
Yongjing est le décor parfait pour ces pérégrinations insaisissables : hors du temps tout en étant rattrapée par un urbanisme pressé et extravagant, elle possède sa propre Maison-Blanche réhausseur d’or, sa fontaine d’Apollon et l’on peut toujours y entendre l’écho des cris d’un l’hippopotame se joignant aux clapotis d’une piscine depuis longtemps asséchée. 

Après trois jours, le beau temps s’installa, et avec lui un ciel sans vent, sans pluie, sans nuages, le plus bleu des ciels que j’aie jamais vu : si je levais la tête il me semblait pouvoir y tremper la main comme je l’aurais fait dans un pot d’une laque du plus beau bleu. Dans la rue devant notre lotissement gisaient plusieurs cochons. Ils dégageaient une odeur pestilentielle et, sous le soleil, brillaient de mille feux. Je m’en approchai en me bouchant le nez, les cadavres étaient recouverts d’éclats de verre des ampoules des champs de chrysanthèmes.

Alors que l’auteur brode le tableau complexe des ramifications connectant et opposant les Chen entre eux, les pièces d’un puzzle trouble s’assemblent doucement entre les lignes. Au fil de la mémoire errante des vivants et des morts, à travers les corps roués de coups et les cœurs meurtris, éclosent de multiples superstitions. Qu’elles soient ancestrales, collectives ou personnelles, celles-ci ponctuent le quotidien de chacun de la naissance jusqu’au passage dans l’au-delà, reliant chaque individu à ses aïeuls pour le meilleur comme pour le pire. Venant s’ajouter aux traditions, elles sont si bien ancrées dans les mœurs qu’il est normal d’encenser l’arrivée au monde d’un garçon et de déplorer celle d’une fille… Les blessures qui en découlent peuvent alors modeler des natures aussi vulnérables que soudées, nourries par la rancœur ou par l’oubli de soi.

Celui qui a peur de se transformer en île isolée apprend l’art de l’araignée qui crache son fil, il dévide des paroles à l’état liquide qui se solidifient et deviennent des fils de soie au contact de l’air, des fibres résistantes dont on peut ligoter son interlocuteur, ainsi on perd évidemment le contact, on redevient évidemment une île, les cris et les soupirs des autres parviennent toujours aux oreilles et, au moins, on est reliés par la soie de la politesse. Surtout, ne jamais questionner, ne jamais demander « Tu vas bien ? » On est de la même famille, en définitive, on sait tellement bien qu’on n’est, tous, que cendres qui n’attendent que de se disperser au premier coup de vent, alors autant ne pas poser des questions qui font mal.”

On pourrait dire que ce roman se déroule au final comme l’existence, sans début ni fin, jalonné de rencontres et sillonné de regrets. On se laisse porter par le ressac des mots de Kevin Chen, sous lequel affleurent la quête de liberté, la peur du rejet, les traumas latents, mais également l’amour et ses facettes les plus éclatantes comme les plus terribles. Certains des personnages s’enferment dans les cercles pernicieux de la vengeance et de la jalousie, d’autres brillent par leur résilience ou leur discrétion muette. Qu’il s’agisse du héros qui n’est plus que l’ombre de lui-même, de sa mère susceptible de déclencher un typhon dans un grain de riz, ou de la Cinquième sœur à la peau parsemée de roses rouges, toutes et tous sont hantés. 

Dans le flot de paroles et de souvenirs entremêlés, Ghost Town aborde ainsi avec beaucoup de tendresse les liens indéfectibles unissant les êtres entre eux. Capable de rendre le moindre instant banal merveilleux, alliant la magie au terrible en nous confrontant à des situations tour à tour rocambolesques, douloureuses et poétiques, Kevin Chen signe ici une chronique familiale spectrale et débordante de soif de liberté. 

Tu aurais tellement de choses à raconter. Ta sœur aurait tellement de choses à raconter. Pourtant, les gorges sont serrées et les mots qui doivent être dits ne sortent pas et forment des montagnes au fond des cours. Vous avez, au fond du cœur, toi une colline de sable, ta sœur une montagne disparue. Vous voudriez en parler, trouver quelqu’un à qui en parler, mais vous n’arrivez pas à en parler. Ce qui reste dans le cœur paraît faux. Et une fois sorti de la bouche cela devient vrai. Alors vous n’en parlez pas.
Le silence est une fuite. On garde les choses au fond du cœur.
Après la mort. Les secrets partiront avec elle.
Quand j’étais encore en vie, si j’avais l’air si silencieux, c’est que j’avais moi aussi une montagne cachée au fond du cœur. La montagne où on doit se rendre ensemble. Une montagne où on n’arrive jamais.”

Traduit du chinois (Taïwan) par Emmanuelle Pèchenart
Éditions du Seuil
432 pages
Caroline

À propos Caroline

Chroniqueuse

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